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dans lequel les droits du prolétaire, du disciple de Cabet et de Louis Blanc, sont réclamés au nom de Brennus et de la race gauloise, méchamment opprimés tantôt par les Romains, tantôt par les Francs ! Voilà les notions historiques que M. Eugène Sue développe pour la plus grande édification de ses lecteurs, et, afin que la mystification soit complète, il a soin de citer en note les noms les plus imposans assimilés aux plus équivoques : Augustin Thierry à côté de l’illustre Jean Reynaud !

Tout cela, nous en convenons, est plus méprisable que dangereux, et plus ridicule que méprisable ; mais tout cela, par malheur, n’est pas destiné au public qui saurait se défendre de ces appâts grossiers. Ces pages empoisonnées seront lues, prises au sérieux peut-être, par des esprits confians, prompts à l’emportement et à l’erreur, qui y chercheront de nouveaux griefs, de nouveaux alimens de cette guerre sociale également fatale aux vainqueurs et aux vaincus. Sévère et douloureuse leçon pour les classes élevées ! Autrefois, c’était pour elles qu’on écrivait les mauvais livres : on se donnait la peine alors de mêler aux enseignemens corrupteurs tous les raffinemens de l’atticisme, de la civilisation et de l’art ; elles souriaient avec indulgence, elles aimaient à jouer avec ce feu dont elles se croyaient maîtresses, elles imitaient ces rois d’Orient qui portaient sur eux du poison contenu dans des bagues précieuses ; aujourd’hui, le poison a fait éclater la bague. Les corrupteurs ne se donnent plus le souci de chercher dans leurs inventions la vraisemblance, le bon sens, la délicatesse et la grace, dont n’aurait que faire le nouveau public auquel ils s’adressent. Rien ne manque, hélas ! à ce triste contraste. Autrefois, ce qui rendait ces inventions dangereuses, c’étaient justement ces qualités d’esprit et de goût qui en augmentaient la séduction auprès des lecteurs spirituels ; aujourd’hui, ce qui les rend redoutables, c’est, au contraire, cette absence de tout esprit, de toute raison, de toute bonne foi, de toute pudeur, qui décourage la polémique, et éloigne de ces fictions hideuses les juges les mieux faits pour les réfuter et les flétrir !

Désormais, nous le croyons, la société doit être plus difficile sur ses plaisirs, moins accommodante et moins favorable aux ouvrages dont les allures immorales, atténuées d’abord par l’entraînement de l’exécution ou la curiosité du succès, paraissent plus choquantes, à mesure que le succès s’amoindrit et que la curiosité se lasse. Cette réflexion nous était suggérée, l’autre soir, par la reprise au Théâtre-Français de Mademoiselle de Belle-Isle. Il y a dans cette pièce une effronterie de corruption mondaine, de vice grand seigneur, sur laquelle l’attention glissait dans les temps heureux, mais qu’il n’est plus permis de méconnaître, maintenant que, suivant l’expression d’Alfieri, citée récemment par M. Sainte-Beuve, il y a lieu d’amnistier les grands pour s’occuper des petits. L’auteur, nous en sommes sûr, y a peu songé, et peut-être cette parfaite sécurité de conscience dans la composition d’une pièce immorale n’est-elle pas un des traits les moins caractéristiques de certains talens de notre époque.

Quoi qu’il en soit, cette comédie de Mademoiselle de Belle-Isle a paru cette fois bien vieillie, et a donné lieu de rappeler ce mot si juste et si terrible pour plusieurs de nos chefs-d’œuvre : « Ils ont bien plus de deux cents ans, ils en ont dix ! » Sans doute, il y a là une vive hardiesse de main, une singulière aptitude à mener lestement au but, à travers accidens et hasards, une action