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la raison et du goût, pour se rencontrer avec les hommes et les œuvres qu’il serait nécessaire de combattre ! Comment en avoir le courage ? Comment quitter, pour l’immondice et l’égout, ces régions sereines où l’on vivait dans le commerce et la familiarité d’esprits supérieurs ? Et cependant, tandis qu’au dehors, sur les cimes ou à mi-côte, la vérité, le bon sens, allument encore leurs signaux lumineux et rassurans, la sape continue, la propagande destructive ne se lasse point. Au-dessous de cette grande et belle littérature qui saisit, pour se révéler et reprendre date, chaque interim ou chaque temps d’arrêt de nos commotions politiques, il en existe une autre, infatigable, acharnée, souterraine, minant peu à peu les profondeurs sociales, dans l’espoir qu’une secousse nouvelle hâtera l’éboulement et fera jaillir à la surface les éclats et les débris. Et qu’on ne dise pas que cette littérature agressive et grossière, hérissée de sophismes et de mensonges, ne mérite pas l’attention des hommes chargés de discipliner ou d’avertir le goût public ! Il suffirait, pour qu’elle la méritât, qu’elle fût de nature à exercer sur la foule, par la violence même et la crudité des tons, une désastreuse influence ; il suffirait qu’elle renfermât, dans ses excitations perfides, dans la succession de ses tableaux, où se heurtent, en de perpétuels contrastes, les vertus du pauvre avec les vices du riche, les plaisirs de l’opulence avec les tortures de la misère, les grandeurs de la révolte avec les cruautés du pouvoir, assez d’élémens de haine, de ressentiment et de désordre pour égarer les ignorans et les crédules. D’ailleurs, ces cris de guerre du paradoxe furieux s’efforçant d’infiltrer dans les classes souffrantes la contagion de ses colères ne sont pas toujours sans entrain et sans verve. Il y a parfois du talent dans ces poésies, ces chansons démocratiques, qui ont leurs virtuoses et leurs auditoires, et qui sont aux chansons de Béranger ce que l’opposition de M. Jules Favre est à celle de Foy et de Casimir Périer. Parmi ces hommes qui s’adonnent à la propagande socialiste, qui font de leurs livres le catéchisme ou l’hymne, la légende ou le roman du communisme et de la démagogie, il en est un surtout qu’il importe de signaler, et que doit flétrir l’anathème des honnêtes gens c’est M. Eugène Sue.

Personne n’a eu moins à se plaindre de la société polie que M. Eugène Sue. Ses premiers romans, où respirait un dédain aristocratique, un parfum de high-life et de dandysme byronien de fort médiocre aloi, mais d’intention très élégante, avaient été accueillis avec faveur, et le nom de l’auteur de la Salamandre et de la Vigie de Koat-Ven était devenu presque célèbre avant qu’on se fût aperçu qu’il ne savait pas écrire. Plus tard, une remarquable habileté d’agencement et de mise en scène, un talent réel pour peindre à la détrempe des caractères et des figures qui, à distance, ont de la saillie et de l’effet, valurent à M. Eugène Sue quelques-uns de ces succès démesurés qu’il faut compter au premier rang des immoralités littéraires de notre temps. M. Eugène Sue était-il alors très préoccupé des souffrances du pauvre, des problèmes du travail et de la misère ? Point : on entendait parler des raffinemens de son luxe, des fastueuses fantaisies de son opulence, surtout de son empressement à profiter de ses succès pour prendre pied dans ce monde des privilégiés et des heureux qu’il peint aujourd’hui sous de si odieuses couleurs. Si parfois le romancier essayait de devenir satirique et incisif, c’était toujours aux dépens de la bourgeoisie, qu’il poursuivait de ses impitoyables sarcasmes, qu’il immolait