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considérer comme légitime possesseur, les paroles qui avaient accompagné le présent ne laissant point de doute à ce sujet. Après une courte délibération, la mère et la fille prirent leurs capuchons de laine, et se rendirent à Paris. Le Pont-au-Change était alors garni de boutiques de changeurs et de joailliers. Claudine, qui savait lire, chercha le nom de maître Cambrai sur les enseignes, et, ne le trouvant point, elle demanda au premier passant où demeurait cet orfèvre. On lui répondit que Cambrai était mort, mais qu’il avait un successeur appelé Labrosse. La boutique de maître Labrosse, l’une des plus belles du Pont-auChange, attirait les regards par un brillant étalage de vaisselle et de bijoux. L’orfèvre, assis au comptoir, essuyait la poussière d’un écrin. Son visage noir et maigre reposait sur son collet de toile empesée, comme une bécasse rôtie dans un plat de porcelaine. Il laissa le petit ballet de plumes qu’il tenait à sa main pour écouter d’un air sombre ce que lui voulaient les deux paysannes.

— Monsieur, lui dit Claudine avec assurance, il y a cinq ans, M"" de Boutteville et ses eni’ans m’ont envoyé chercher à mon village. Ils m’ont donné un cadeau, et j’ai eu l’honneur de m’asseoir à une table où étaient assis des princes et des ducs. On m’a menée ensuite à la place Royale. J’y jouais avec des enfans, lorsqu’une dame, la plus belle et la plus magnifiquement vêtue que j’aie vue de ma vie, irta fait présent de ce bracelet, en me disant de l’aller vendre à maître Cambrai. Je l’ai gardé jusqu’à ce jour ; mais, les gens de guerre ayant dévasté notre village de Saint-Mandé, je viens avec ma mère vous offrir ce bijou et vous prier de m’en remettre le prix, avec quoi nous achèterons une vache, des poules et des meubles, car la princesse inconnue m’a dit que cela valait quelque argent.

L’orfèvre tira d’un étui ses lunettes et se mit à examiner le bracelet d’un air d’attention extrême. Il prit ensuite un vieux registre dont il tourna long-temps les feuillets. À la fin, il posa le doigt sur un article du registre en murmurant des paroles entrecoupées :

— Quelque argent ! disait-il entre ses dents… Je le crois bien, que cela vaut quelque argent ! L’un des chefs-d’œuvre de maître Cambrai entre les mains d’une paysanne de Saint-Mandé ! Onze perles de la plus belle eau ! la garniture émaillée, avec une tète de lèvrette ciselée… C’est bien cela ; je ne me trompe point. Le conte que me fait cette fille est incroyable.

— C’est pourtant la vérité, interrompit Claudine.

— Ce bracelet, reprit l’orfèvre, a été vendu à un-président de la cour des comptes et non pas à une dame.

— En cherchant bien, répondit Claudine, on découvrirait peut-être que ce président avait acheté le bracelet pour le donner à une dame, à moins qu’il ne le portât sur sa robe de magistrat.