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LA BAVOLETTE.

Le duc d’Enghien souleva la jeune fille entre ses bras et la pressa contre sa poitrine avec tant d’impétuosité, que les fruits et les gâteaux roulèrent sur le pavé. Le carrosse était prêt et la femme de chambre attendait. Il faisait nuit noire quand l’équipage s’arrêta au village de Saint-Mandé devant une masure sans fenêtre. L’ombre d’une femme se dessinait sur la porte éclairée par la lueur d’une chandelle. Claudine sentit deux mains chercher ses mains. Elle se jeta dans les bras de sa mère, et au bout d’une heure, la petite bavolet te, couchée sur son grabat, entre des murs lézardés et de misérables ustensiles, témoins éloquens de sa pauvreté, prenait cette journée pour un songe charmant, et le retour pour un affreux réveil. Sa douleur allait éclater, quand le sommeil la surprit si brusquement, que la première larme s’arrêta comme une goutte de rosée au bord de ses paupières.


III.


En s’amusant de la bavolette comme d’un jouet, le duc d’Enghien et Mme de Boutteville l’avaient rendue la plus malheureuse fille du monde, ainsi que l’avait dit le dame mystérieuse. L’une des plus antiques chansons de l’Italie est celle où les pauvres gens ont mis cette vieille vérité, qu’il n’est pas de tourment plus cruel que de se rappeler son heureux temps dans la misère. En ces pays-là, les voix de ceux qui souffrent ont souvent répété cette chanson, et il n’y a pas d’apparence qu’elle y soit de si tôt oubliée.

Quatre ans s’étaient écoulés depuis les événemens qu’on a vus au précédent chapitre, et le souvenir du seul beau jour que Claudine eût encore eu ne lui sortait point de l’esprit. Au milieu des soins du ménage et des travaux qu’elle partageait avec sa mère, elle ne cessait de rêver à ce paradis dont elle n’avait connu les délices que pour les regretter. Le coup d’œil éblouissant de la place Royale avec ses belles dames et ses cavaliers galans, le cadeau de Mme de Boutteville avec les têtes blondes des enfans et les éclats de leur joie, formaient comme une galerie de tableaux que la musique des violons de Monsieur assaisonnait d’un charme enivrant. Lorsque sa besogne était finie, Claudine, assise sous un vieux pommier, s’abîmait dans ses pensées durant des heures entières. Sa mémoire lui rappelait, comme un miroir fidèle, chaque détail de son grand jour de fête. En songeant aux dernières paroles de M. le duc et au baiser dont il l’avait honorée, elle croyait sentir encore contre sa poitrine les Ixmcles d’acier, les aiguillettes, le baudrier, et autour de sa taille les bras robustes du jeune guerrier de Rocroy. Parmi toutes ces images, celle de la princesse mystérieuse et celle de Thomas Des Riviez venaient ajouter aux souvenirs l’espérance d’un avenir meilleur.