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ma chère Angélique, et ce serait une leçon profitable que de voir cette petite paysanne remarquée de tout le monde, tandis que nul ne prendrait garde à vous.

— Partons à l’instant, répondit la jeune fille avec impétuosité. Vous me faites injure, madame, en pensant que je serais mortifiée du triomphe de Claudine ; au contraire, j’en serais ravie, et je m’amuserais prodigieusement à voir nos amis détourner les yeux sans me reconnaître. Allons à la place Royale, je vous en prie ; c’est l’heure où l’on s’y promène. Mon frère mènera Claudine à son bras, et je les suivrai de loin avec ma gouvernante.

Le petit Boutteville, plus jeune que sa sœur, accepta la proposition avec joie. Toute la compagnie applaudit fort à ce projet. On fit la leçon à la gouvernante et l’on se rendit à la place Royale. Les violons de Monsieur y jouaient sous les arbres la plus douce musique du monde. Quantité de dames s’y reposaient. Les jeunes cavaliers passaient devant elles, le manteau sur l’épaule, la rapière au côté, balayant le sable avec les plumes de leurs chapeaux en saluant à chaque pas, riant du haut de leur tête et formant des groupes où l’on s’entretenait du retour de Monsieur à la cour, des débuts de sa fille, la grande Mademoiselle, et des affaires d’Allemagne, le tout assaisonné d’épigrammes contre les ministres. Le chevalier de Grammont s’y trouvait, qui préludait à ses succès de conversation et de galanterie. Pour les yeux d’une paysanne, ce spectacle était éblouissant ; aussi Claudine éprouvait-elle un plaisir et une ivresse qu’elle n’avait osé concevoir, pas même en rêve. Il lui semblait qu’une fée l’avait transformée, d’un coup de baguette, en fille de condition, et, pour peu qu’elle regardât ses habits magnifiques, le souvenir de sa masure, de son père ivrogne et de son enfance misérable s’effaçait de son esprit, tant les sensations ont de force dans l’âge tendre ! La bonté, les larmes et les soins de sa mère résistaient pourtant à l’étourdissement, et le visage doux et flétri de dame Simonne était la seule image qui surnageât dans le passé de Claudine.

Au bout de vingt pas, M"" de Boutteville et le duc d’Enghien trouvèrent des gens de connaissance près desquels ils allèrent s’asseoir en faisant signe aux enfans de poursuivre leur promenade. Avec ses quinze ans, le petit Boutteville avait l’air d’un nain auprès de la belle fille qu’il menait à son bras. Il était laid et mal bâti ; mais, sous ses traits grossiers, on commençait à démêler l’énergie de son caractère. Il se tenait aussi fièrement que s’il eût été plus haut de deux coudées, et il affectait de parler gravement avec une civilité respectueuse à sa compagne. Claudine, droite comme un cierge, marchait d’un pas dégagé sans être trop embarrassée de ses jupes longues, et montrait en souriant deux rangées de perles qui relevaient l’éclat de ses joues colorées comme des pèches. MUo de Boutteville observait de loin et se cachait le