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la date de l’anecdote et les circonstances précises qui donnent an récit la netteté d’une histoire véritable. Puisque vous êtes de loisir ce soir et que je vous vois en humeur de disserter, je vous en puis fournir à tous un sujet, en vous racontant un trait de vertu qui n’est point une fable. Je l’ai vu de mes yeux aujourd’hui même. L’héroïne est une petite fille de douze ans appelée Claudine, qui demeure au village de Saint-Mandé.

M. le duc raconta l’historiette du louis d’or. Lorsqu’il en vint à dire comment Claudine avait pris au sérieux l’ordre de rapporter les douze livres, et toutes les peines qu’elle avait eues à remplir fidèlement sa promesse, il s’interrompit, et, se tournant vers les dames :

— Que pensez-vous, leur dit-il, que j’aie fait en cette rencontre, ou plutôt qu’auriez-vous fait à ma place ?

M"" la princesse n’hésita point à dire qu’elle eût donné tout de suite dix autres louis d’or à la jeune fille. La marquise assura qu’elle eût pris l’enfant dans son carrosse pour le mener à Paris et l’arracher à sa misérable condition. M"0 Paulet aurait souhaité que cette jeune fille reçût une pension. La vicomtesse d’Auchy lui aurait voulu enseigner elle-même le latin.

— Eh bien ! reprit le jeune prince en souriant, je pensai tout autrement, et je ne fis rien de tout cela. Ma première envie fut de jeter à l’enfant une bourse remplie d’or ; mais je songeai aussitôt qu’une récompense apprendrait à Claudine le mérite et la rareté de son action. C’eût été détruire l’innocence et la simplicité de son ame en lui montrant le monde si méchant et si corrompu que la probité y passe pour une merveille. Je me reprocherais à cette heure d’avoir porté dans son esprit ce fatal trait de lumière. Cette honnêteté naturelle sera déflorée par l’expérience, il est vrai ; mais le plus tard sera le mieux, selon moi, et, s’il arrive qu’elle se fixe par un long séjour dans ce cœur enfantin, j’aurai rendu à la petite Claudine un plus grand service en n’ayant pas l’air surpris de sa vertu que si je lui eusse ouvert les mines du Pérou. J’ai donc remis ma bourse dans ma poche, et j’ai poussé la cruauté jusqu’à reprendre les douze livres que j’avais pourtant données tacitement.

Les belles dames de l’hôtel Rambouillet trouvèrent en effet le procédé du prince d’une cruauté horrible ; mais, à force de disserter, elles tombèrent d’accord sur la justesse des scrupules de M. le duc. La marquise se creusa fort l’esprit pour chercher des moyens mystérieux de faire du bien à la jeune paysanne, sans lui dire de quelle main ni pour quelle raison ce bien la venait chercher dans son village. On imagina plusieurs expédiens fort habilement ménagés ; mais le lendemain les précieuses et leurs amis avaient à préparer pour la suivante séance