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presque toutes les existences déclassées, il n’y a que vingt suicides par an.

La misère et non pas cette impatience de jouir, ce dédain des positions humbles ou obscures, qui semblent inhérens chez nous à toute éducation libérale, voilà la véritable explication du chiffre qui est assigné aux classes éclairées de Madrid dans la répartition de la criminalité. L’homme du peuple madrilègne a tout à la fois moins de besoins et plus de facilité pour les satisfaire. Presque toujours né sur les lieux (car Madrid, comme on l’a vu plus haut, ne pouvait attirer ces immigrations d’ouvriers qui s’abattent sur les autres grands centres), il s’y est créé de père en fils des moyens réguliers d’existence. Les milliers de solliciteurs qui peuplent les quartiers aristocratiques de Madrid y arrivent au contraire du dehors, y épuisent peu à peu leurs avances, et n’y trouvent pas plus tard les ressources momentanées de travail que leur offrirait l’activité matérielle de Londres ou de Paris. La nécessité de dissimuler leur position pour ne pas rebuter les protecteurs et pour tenir tête aux rivaux, l’humanité même de la loi espagnole, qui, en protégeant, dans certains cas, le débiteur insolvable, a pour effet nécessaire de resserrer le crédit, viennent encore multiplier autour d’eux les inexorables tentations du besoin. Les classes éclairées de Madrid se présentent, en un mot, à la statistique correctionnelle et criminelle avec ce double désavantage, qu’elles fournissent à elles seules presque tout le contingent de la misère[1], et que les occasions de faillir se trouvent plus accumulées chez elle que partout ailleurs. S’il faut s’étonner ici, ce n’est pas de les voir au premier rang, c’est de la moralité relative dont elles font preuve dans ce silencieux duel entre l’indigence qui se dissimule et la probité.

Nous trouvons dans la liste des professions soumises à la patente un chiffre qui jette de tristes lueurs sur ces misères secrètes. Les prêteurs sur gage et la friperie à tous ses degrés sont représentés dans la capitale espagnole par 445 patentés. Ainsi, et sans parler des usuriers ni des brocanteurs marrons, sur 14 maisons de Madrid équivalant tout au plus à 7 maisons de Paris, il y a assez d’existences équivoques pour alimenter une de ces industries qui ne vivent guère que par l’alliance du décorum extérieur et du dénûment intérieur. En regard de cet effrayant relevé de la misère chez les classes moyennes, plaçons celui de la charité publique, dont les classes inférieures se résignent presque seules à profiter. Les hôpitaux, les hospices, les maisons de travail et autres établissemens charitables dépendant de la municipalité donnent une assistance accidentelle ou permanente, selon le cas,

  1. Je ne mets pas en ligne de compte les mendians, qui appartiennent d’ordinaire aux autres, classes. La mendicité avouée doit être considérée, au point de vue qui nous occupe, comme un métier, un moyen régulier d’existence.