Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/420

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

décorum ; elle l’exagère même, comme si, par la pruderie contrainte de son langage et de ses manières, elle voulait instinctivement racheter le reste. L’étranger qui, sur la foi des apparences, irait respectueusement saluer ces drôlesses, ne trouverait à reprendre en elles qu’un peu de sauvagerie.

Je fais exception pour les manolas, variété de vierges folles spécialement et exclusivement madrilègne, et que les Espagnols les plus austères entourent de ces égards indulgens qui, chez ce peuple artiste, pardonnent tout à la grace. Grace n’est pas le mot : c’est plutôt, chez la manola, je ne sais quelle originalité brutale et contrastée qui résulte à la fois d’un certain port de mantille, du rhythme grave et lascif de la démarche, de l’excentricité élégante du costume, de la crudité noire et venimeuse du regard :

Ancha franga de velludo
En la terciada mantilla.
Aire recio, gesto crudo ;
Soberana pantorrilla.
Alma atroz, sal española…

« Large frange de velours - à sa mantille croisée. — Air âpre, geste cru. — Jambe de reine. — Ame atroce, sel d’Espagnole… »

J’ai dû renoncer à faire passer dans la traduction l’onduleuse ampleur de ce soberana pantorrilla ; la poétique des Espagnols a des licences qui ne s’arrêtent qu’à la jarretière, ce qui lui donne des ressources d’expression inconnues à la nôtre. À propos de ces jarretières-là, je m’empresse de réfuter un préjugé fort injuste : le poignard qu’on a reproché aux manolas d’y tenir n’a jamais existé que dans les jeunes imaginations françaises de 1808. Ces dames ont bien parfois la main plus prompte que la langue, mais d’ordinaire cette arme-ci leur suffit. Malheur à l’imprudent qui se hasarde à croiser avec elles le fer du dialogue sans posséder à fond les passes et les feintes du beau style manolo ! C’est l’équivalent de notre poissard, mais plus épuré, presque toujours élégant, exempt surtout de ces odieuses souillures de vin bleu qui aujourd’hui déshonorent la langue pittoresque arrêtée par Vadé et parlée par les dames de la halle devant les rois de France. C’est un fait très remarquable que cette horreur instinctive du bas peuple espagnol pour le grossier et l’ignoble, qui, chez le bas peuple de Paris et de Londres, sont souvent prétention et manière. Comme s’il était donné à l’ardent soleil d’Espagne de sécher toute boue, il n’est pas jusqu’à la crapule qu’il ne dore çà et là de quelque poétique reflet. Le rufian le plus avili des cabarets borgnes de Madrid, de Saragosse ou de Séville vous a des mots et des poses de donneur de sérénades, et