M. Madoz a d’autant plus de mérite à ne pas faire étalage de toutes les conclusions fécondes de son œuvre, que cette œuvre est bien sienne, exclusivement sienne. Avant lui, la statistique était tout entière à créer chez nos voisins. Ce n’est pas qu’on y manquât de relevés officiels de toutes sortes : l’Espagne a précédé à cet égard de plusieurs siècles les autres nations ; mais ces relevés fourmillaient tour à tour de lacunes et d’erreurs.
Le premier dénombrement raisonné de la population et de la richesse de la Péninsule, exécuté sous le règne de Philippe II, reflète, par exemple, un peu trop naïvement les préoccupations de l’époque. Dans ce travail, du reste immense et qu’un despote était peut-être seul capable de mener à bonne fin dans l’Espagne du XVIe siècle, quelques lignes sont à peine consacrées à des villes importantes, tandis que la description et l’histoire du moindre reliquaire y embrassent la matière d’un demi-volume. Quoique mieux dirigées, les tentatives faites sous les règnes suivans furent moins heureuses encore. L’ignorance, la paresse, l’absence de toute émulation qu’un népotisme traditionnel entretenait dans le personnel administratif, une décentralisation excessive ; l’intérêt qu’avaient les employés concussionnaires à dissimuler le chiffre réel de la matière imposable, l’extrême confusion.de l’état civil, dont le clergé, les communes et les agens de l’administration se partageaient les élémens, et enfin l’ombrageuse susceptibilité des corporations devant ce qui pouvait ressembler à une immixtion du gouvernement dans leurs franchises, tout conspirait pour épaissir ici les ténèbres. Les grands réformateurs du dernier siècle échouèrent tour à tour à la tâche. Le célèbre ministre de Ferdinand VI, Ensenada, qui, pour restaurer les finances, avait conçu l’idée assurément très discutable, mais très hardie pour son pays et pour son temps, de l’impôt unique, dépensa en vain des sommes énormes (quarante millions de réaux) pour arriver à la formation d’un cadastre complet[1] ; il dut finalement demander à la théologie les expédiens financiers que la statistique lui refusait, et la théologie ; par l’organe de ses docteurs, délia Ferdinand VI d’une partie des dettes léguées par les règnes précédens. Sous Charles III, l’encyclopédiste d’Aranda, qui n’avait pas les théologiens dans sa manche, essaya de refaire ce cadastre ; il commit malheureusement la faute de s’écarter du plan primitif, ce qui ne permettait pas d’utiliser les laborieuses recherches du marquis de la Ensenada. Ce second travail resta plus incomplet encore que le premier. Après d’Aranda, Campomanès et le ministre Lerena furent successivement réduits à déclarer qu’une statistique exacte et complète
- ↑ Tout incomplète qu’elle est, la statistique dressée par ordre du marquis de la Ensenada remplit cent cinquante volumes.