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les monastères, le moyen-âge, tout cela est de la poésie et n’est plus de la réalité, mais vous devez sauver les idées nécessaires à toute société. Si vous essayez de ressusciter des formes évanouies, la révolution a raison contre vous ; si vous sauvez les principes dégagés de toute enveloppe matérielle, elle est vaincue, car la révolution n’a pas pris forme, figure, couleur ; elle est toujours comme un esprit qui cherche un corps, et qui, par sa nature, ne peut en trouver ; jamais elle ne se soutiendra devant les idées absolues, mais elle renversera les formes vermoulues que vous placerez devant elle comme des barrières.

Souvent, durant ces longues nuits d’hiver, seul, au coin du feu, d’étranges visions m’ont assailli. Il me semblait souvent que la nuit ne devait pas finir, et, du sein de cette nuit, je voyais sortir les ombres des temps passés qui souriaient de dédain et me jetaient en passant ces mots vibrans : Morts pour la liberté, morts pour la patrie, morts pour la religion, morts pour avoir obéi aux lois morales. Les martyrs avec leurs yeux évangéliques, les héros antiques avec leurs calmes regards m’apparaissaient le plus souvent. Deux apparitions surtout m’étaient chères : l’image du noble Épaminondas, mon héros favori, et puis l’image de ce chevalier qui, pris par les infidèles et mutilé horriblement, resta tout un jour dans un champ avant de rendre l’ame, et redisant ces dernières paroles : Mort pour notre Seigneur Jésus-Christ ! A leur place apparaissaient les ombres des morts contemporains qui tous me répétaient : Morts pour satisfaire aux exigences de nos passions, morts pour la conquête du bonheur, morts pour le triomphe du plaisir sur le devoir ! Et alors je voyais dans le fond la vieille Europe qui me souriait d’un air égaré ; autour de moi, les commères du radicalisme criaient leurs hymnes d’une voix chevrotante ; les bayadères du socialisme, au lieu de la myrrhe et de l’encens, me présentaient les parfums voluptueux et les épices excitantes. Au-dessus de moi planait l’image gigantesque du temps ; mais ce n’était plus ce conteur inépuisable qui savait autrefois tant d’histoires charmantes, ce n’était plus cet improvisateur merveilleux qui savait inventer tant de faits héroïques et tant de gracieuses intrigues ; ce n’était plus ce sphinx aimable, sympathique à la race humaine, qui lui proposait jadis tant de problèmes à résoudre pour son bonheur et sa rédemption ; non, maintenant il proposait des énigmes dont il ne savait pas lui-même le sens. Autour de moi retentissaient des voix qui criaient : Tout est fini ! Les Parques filaient les derniers jours des anciennes civilisations ; elles filaient une laine noire et grossière dans laquelle brillaient de rares brins de soie dorée ; puis soudain le fil fut coupé, et les trois sœurs crièrent en chœur Voilà le cadavre de l’Europe, ô inflexible Minos ; vieux Rhadamanthe, juge ta proie !

Les hommes cependant refusaient de mourir, ils résistaient de toutes