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été faite simplement pour réprimer quelques abus et introduire la liberté dans les institutions françaises ; je ne puis admettre que la fatalité soit l’unique cause des malheurs de cette révolution ; je ne puis jeter sur le compte du destin ou du hasard tous les crimes et tous les désastres qui l’ont suivie. Si la révolution n’était qu’une tentative de liberté, qu’un essai de gouvernement constitutionnel, tout le monde y applaudirait ; mais alors bien certainement elle ne serait pas le plus grand événement des temps modernes. Non, il y a bien autre chose dans cette révolution, et le XIXe siècle tout entier n’est que l’histoire de ses maladies de son adolescence, le long récit de ses ambitions, de ses désirs et de ses passions.

C’est en 1789 que commence, à proprement parler, le XIXe siècle, et il ne cessera que le jour où une direction différente de la direction révolutionnaire, supérieure à cette dernière, sera imprimée à l’esprit humain. La révolution française restera le phénomène dominant des temps modernes, tant que la société n’aura pas devant elle un idéal meilleur, plus pur que les intérêts matériels, moins effacé que l’idéal du passé, plus original que les imitations constitutionnelles dont on nous a dotés ; car voilà le caractère principal de la révolution, c’est une complexité fatale, et qui semblerait formée par l’esprit du mal lui-même pour égarer les hommes les meilleurs et les plus mauvais. On dirait un mélange singulier du bien et du mal qui porte au crime, pousse à la grandeur, invite au mouvement et effraie la raison. L’idéal de la révolution française, véritable monstre, Protée insaisissable, est plus généreux et plus pur, après tout, que les intérêts matériels, plus vivant que l’ancien idéal des nations européennes, plus original, et j’insiste à dessein sur ce mot, plus spontané, plus près des instincts de l’homme, plus propre à remplir son imagination que les importations politiques de l’Angleterre et des États-Unis. Cette complexité est la chose la plus propre à effrayer un philosophe, et c’est pourquoi la révolution française nous a toujours paru un fait très discutable, très équivoque, en tant que fait politique et moral. Ce qui le prouve le mieux, ce sont les explications singulières, toutes différentes, qui ont été données de ce fait si rapproché de nous. C’est un changement de régime, dit l’un ; c’est une crise dans l’humanité, dit l’autre ; c’est une régénération politique, c’est l’aurore d’une nouvelle humanité. Si vous vous attachez à 89, si vous en adoptez les principes, soudain le monstre change et devient 93 ; si vous vous effrayez de sa transformation, il se replie sur lui-même et apparaît ivre et couronné de roses fanées sous la forme du directoire ; si cette apparition orgiaque vous répugne, soudain il revient en uniforme militaire sous la forme glorieuse du consulat. Il n’y a pas de moment, dans la révolution française, où l’on puisse dire : Voilà l’année fondamentale, le point décisif, le moment