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qui n’enseigne rien aux esprits ignorans, qui ne rappelle rien à ceux qui savent. La misère, les angoisses du paysan affamé sous l’administration si vantée de Colbert ; la détresse et le désespoir de ces créatures humaines brûlant leurs champs et leurs vignes pour échapper à l’impôt qu’elles ne peuvent payer, broutant l’herbe des prés, mangeant la terre au lieu de pain, sont retracés en traits poignans ; mais, à côté de ce tableau si cruellement vrai, pourquoi ne pas placer le tableau, non moins vrai à coup sûr, des grandes choses accomplies sous l’administration de Colbert ? Pourquoi s’obstiner à ne montrer que le mauvais côté de Louis XIV ? Pourquoi personnifier en lui l’égoïsme et la dureté ? Évidemment, dans ce passage de son introduction, M. Michelet a sacrifié la justice à l’effet oratoire. Dans la partie qui traite de la religion, l’auteur n’est pas moins partial ; il se complaît dans la peinture des vices du clergé ; il déroule sous nos yeux les scandales trop connus de l’église gorgée de richesses, sans tenir aucun compte des bienfaits nombreux que la France doit à l’église. Puis, se laissant entraîner bien au-delà des bornes de la vérité par le puéril plaisir de multiplier, de varier, de combiner les images, il arrive à confondre dans ses malédictions l’église et la foi chrétienne ; au nom des désordres commis par les évêques, il maudit l’Évangile. Il ne voit dans la parole du Christ qu’un instrument de servitude ; il oublie, par une étrange aberration, qu’une foule de grands esprits ont cherché, ont trouvé dans la loi nouvelle, annoncée au monde il y a dix-huit siècles, le germe de toutes les libertés. L’histoire de Latude et le courageux dévouement de Mme Legros occupent, dans cette introduction, une place beaucoup trop considérable. La captivité de Latude est à coup sûr un des épisodes les plus douloureux du siècle dernier, et le récit de ses longues tortures est pour beaucoup, sans doute, dans la haine du peuple contre la Bastille ; mais le devoir de l’historien n’était-il pas de placer en regard de cet épisode, de raconter avec les mêmes développemens, avec la même complaisance, le mouvement intellectuel qui préparait l’émancipation politique de la France ?

Or, M. Michelet n’a-t-il pas méconnu ce devoir ? Les grandes figures de Montesquieu, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, de Turgot, sont à peine esquissées ; on dirait que l’auteur craint de n’avoir pas assez d’espace pour Latude et pour Mme Legros. Qu’arrive-t-il ? La seconde moitié du XVIIIe siècle, dans ces pages animées d’ailleurs d’un sentiment généreux, se trouve complètement dénaturée ; la destinée entière de la France semble livrée au caprice du lieutenant de police ; un silence effrayant couvre la face entière du pays ; on n’entend que les gémissemens qui s’échappent des cachots de la Bastille. Il y a dans cette manière de comprendre les présages de la révolution quelque chose de théâtral qui plaira sans doute aux rhéteurs. À ne considérer