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dédoubler les personnages comme les feuillets d’un vieux livre superposés, scellés ensemble, si les feuillets dédoublés demeurent, pour nous, aussi obscurs, aussi indéchiffrables que les feuillets réunis ?

Eh bien ! le croirait-on ? ce procédé emprunté à la science nouvelle, à qui nous devons la ruine, la dispersion de toutes les légendes royales de Plutarque et de Tite-Live, et la nuit brumeuse où se confondent et s’effacent bien des figures de l’époque républicaine, M. Michelet n’a pas craint de l’appliquer à l’histoire de notre pays. Il a voulu retrouver dans les Mérovingiens, dans les Carlovingiens, dans les Capétiens, dans la branche des Valois, les momens historiques indiqués par Vico, c’est-à-dire la triple évolution mythique, héroïque, et humaine. S’il n’a pas traité Clovis et Charlemagne, Pépin-le-Bref et Charles-Martel aussi cavalièrement que Romulus et Numa, les deux Tarquins et le premier Brutus, à coup sûr ce n’est pas le bon vouloir qui lui a manqué. Il a épluché Grégoire de Tours et Frédégaire comme il avait épluché Plutarque et Tite-Live ; ce n’est pas sa faute si les traditions germaniques ont fait meilleure contenance que les traditions romaines. Rendons-lui cette justice, qu’il n’a rien négligé pour dédoubler à leur tour les chefs de la première et de la seconde race. Si Charlemagne et Clovis ne s’évanouissent pas dans l’espace comme le chef de bandits appelé Romulus et le Lucumon appelé Tarquin, il faut tenir compte des douze siècles écoulés entre la fondation de Rome et l’invasion des Gaules par les Francs, et pourtant Charlemagne, dans le récit de M. Michelet, n’est tout au plus qu’un personnage de ballade.

Certes, ce n’est pas la connaissance des sources originales qui a fait défaut à M. Michelet ; il ne s’est pas contenté de feuilleter les documens recueillis avec tant de soin et de persévérance par dom Bouquet ; il les a lus et relus en entier à plusieurs reprises. Il les a interrogés dans tous les sens ; il leur a fait subir ce qu’on appelle dans la procédure anglaise un contre-examen ; il sait assurément tout ce qu’il est nécessaire de savoir pour écrire l’histoire des deux premières races, et cependant, parmi les quatre cents pages qu’il a consacrées aux cinq premiers siècles de notre histoire, il serait difficile d’en trouver cinquante qui soient empreintes d’un caractère vraiment historique. La pensée de M. Michelet se porte à la fois sur un trop grand nombre d’objets, et cette mobilité perpétuelle de l’intelligence rend, à vrai dire, toute narration impossible. Les rapprochemens les plus ingénieux, qui peuvent plaire et séduire dans la conversation, jettent dans la trame du récit une singulière confusion, si bien qu’après avoir étudié attentivement dans le livre de M. Michelet l’ensemble des faits accomplis entre l’avènement de Clovis et l’avènement de Hugues Capet, si toutefois il est permis de nommer du même nom deux momens historiques revêtus d’un caractère si différent, le lecteur ne garde en sa mémoire