Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les mœurs des habitans ne sont pas moins singulières que leurs maisons. C’est jour de tertulia : entrons dans une de ces demeures de construction si étrange. Nous sommes reçus dans une pièce brillamment éclairée. Il est neuf heures. Ne nous récrions pas trop sur le luxe en enfance qu’elle va nous révéler. Soulevons la portière de toile qu’agite un perpétuel courant d’air. Le tableau qui s’offre à nous mérite d’être décrit. Tourmentée par la brise qui apporte la fraîcheur du fleuve, la flamme des bougies vacille dans les verrines de cristal, mais n’en projette pas moins une vive lueur sur tous les objets. Quelques siéges grossiers ou mal commodes restent inoccupés dans les angles du salon ; des hamacs, les uns de fil d’agave aux brillantes couleurs, les autres de fibres de palmier tissées, semblent être l’unique mobilier de la maison. Personne n’est arrivé sans doute, et les maîtres sont absens. Cependant un mouvement d’oscillation très prononcé est imprimé à tous les hamacs, et voilà qu’au bout d’une seconde le visiteur d’outre-mer se prend à sourire de sa méprise. Au bord de l’un des hamacs s’étale un pied mignon chaussé de satin et de soie à jour ; d’un autre hamac pend, comme une frange élégante, l’ourlet brodé d’un jupon blanc, puis les mailles gonflées d’un autre dessinent des contours onduleux et cependant arrêtés : les invités sont tout bonnement étendus sur les hamacs et s’y balancent plus à l’aise que dans la plus confortable chauffeuse. Bientôt de l’un de ces siéges mobiles sort une douce voix qui invite l’étranger à pénétrer plus avant. Ici c’est un nouvel embarras : comment avancer au milieu de tous ces hamacs en branle ? C’est une espèce de navigation pleine d’écueils et de charmes ; mais aussi quelle intimité, la difficulté des mouvemens une fois surmontée, ne jette pas dans la conversation le laisser-aller de ces positions horizontales ! On cause, on fume, et de temps à autre une jambe aussitôt retirée s’allonge furtivement pour donner contre la muraille un nouvel élan au hamac où se balance quelque créole aux noirs cheveux.

C’est, comme on le voit, une ville originale que Guayaquil. La rivière qui porte ce nom offre aussi un curieux spectacle. Des radeaux grossiers, assez semblables aux radeaux parquetés qui transportent les familles allemandes sur le Rhin, suivent lentement le cours de l’eau. C’est comme un jardin flottant où s’agite toute une population de femmes, d’hommes et d’enfans. Au centre s’élèvent des cabanes aux murs de bambous et aux toits de feuilles de cocotier ; à l’extrémité, des plates-bandes de terre offrent aux navigateurs une moisson inépuisable d’aulx et d’oignons. Ces radeaux servent à transporter jusqu’à la mer les cargaisons de cacao qu’exportent les navires étrangers. Ils flottent à travers des îles verdoyantes, des bancs de lotus fleuris, sur des eaux que les arbres teignent de toutes les nuances de la verdure,