Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/338

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passe en tâtonnemens ; enfin, au matin, un homme se présente, le cigare à la bouche. Le soleil du tropique vient enfin de se lever, et le pilote s’est réveillé. Don Gregorio Menes veut bien annoncer aux marins anglais qu’il fera remorquer leur vaisseau dès la onzième heure de la nuit qui suivra le jour dont les premières clartés viennent de poindre. On devine l’anxiété des officiers responsables du salut de leurs hommes et de celui de leur bâtiment ; mais le digne pilote répond avec le plus grand calme que tout sera fait comme il le dit. En effet, à l’heure qui précède minuit, un puissant remorqueur entraîne le navire. Une masse de quatorze cents tonneaux est pilotée pendant la nuit sur une rivière pleine de bas-fonds avec une vitesse de douze ou treize noeuds. On est lancé avec une rapidité vertigineuse, et le pilote, vu la solennité de la situation, a allumé une pipe au lieu d’une cigarette. Les mouches à feu volent de tous côtés, les eaux couvrent d’étincelles le pied des arbres qu’elles battent avec fureur ; des aboiemens de chiens effrayés se mêlent au bruit des vagues ; le cri du héron réveillé, qui s’envole à tire d’ailes, vient se mêler à ces lugubres rumeurs. Enfin, on atteint le port, et à trois heures du matin, le navire s’arrête le long d’un quai splendidement éclairé. On est à Guayaquil, dans une ville où l’on ne vit que la nuit, comme dans toutes les cités espagnoles de l’Amérique du Sud.

Guayaquil est située sur une île marécageuse, bordée d’un côté par la rivière, de l’autre par un bras de mer ou estero. Grace à ce double voisinage, Guayaquil jouit d’une propreté que peuvent lui envier toutes les villes de l’Amérique espagnole. Ses rues sont parallèles au quai de pierres, d’un mille et demi de long, qui borde la rivière. De nombreux réverbères éclairent ce quai majestueux, et des bancs placés de distance en distance attendent les promeneurs fatigués. Des maisons de trois ou quatre étages, bâties sur pilotis, flottent en quelque sorte sur un bassin formé de chaque côté des rues par les eaux pluviales. Ce sont de vraies arches de Noë, habitées par une population qui offre un singulier assemblage des types les plus variés. Comme dans certains hôtels de nos grandes villes, le même escalier est commun à tous les habitans d’une maison. Le sénateur y heurte l’humble domestique ; l’officier en demi-solde et le porteur d’eau s’y coudoient avec la femme à la mode. Sur de spacieux balcons se balancent à perte de vue tantôt des jalousies élégantes, tantôt des nattes de Chine ou des rideaux mobiles. Le pavage des rues qui longent ces demeures pittoresques est fort bizarre aussi ; il se compose d’écailles d’huîtres entassées, et on voit même à Guayaquil toute une redoute construite avec ces singuliers matériaux. Chaque matin, une foule empressée venait jeter des monceaux de coquilles à l’endroit désigné, et la forteresse a été achevée ainsi avec une rapidité sans exemple.