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et la mission du diplomate sang-mêlé se prolongea long-temps. Malheureusement, une terrible attaque de delirium tremens vint interrompre cette mission avant qu’elle eût pleinement réussi, et l’Européen dut retourner à Taïti pour se mettre entre les mains des médecins, tandis que Pomaré-Tani reprenait, plus soumis que jamais, sa vie paisible sous le toit conjugal.

Toma-Phor fait servir à ses hôtes un repas homérique, composé de volailles, des fruits de l’arbre à pain et de lait de coco, et, quand les Anglais se retirent pour visiter la vallée, une troupe de naturels les accompagnent aussi loin qu’ils veulent aller. Cette excursion est une délicieuse promenade. Les parfums des goyaviers embaument l’air ; des sources d’eau vive murmurent sous les palmiers ; les bananiers, caressés par la brise, balancent leurs savoureux régimes. Ici, d’antiques tombeaux d’une race qui n’est plus s’élèvent, comme des pierres druidiques ; là, c’est un étang sur les bords duquel les promeneurs surprennent une troupe de baigneuses au milieu des arbres et des fleurs. Une d’elles, nue comme Ève sur un rocher qui domine l’étang, s’arrête à la vue des étrangers, s’enveloppe chastement de longues guirlandes de fougère à larges feuilles, et plonge, trop tôt au gré des spectateurs, comme une naïade effrayée. Plus loin, c’est un nouveau repas offert aux voyageurs, conformément aux règles de l’hospitalité antique : de jeunes filles, les filles de l’hôte, parfument d’huile la chevelure des convives ; des feuilles vertes servent de nappe, et sur ces feuilles odorantes s’étale, non pas une échine de porc comme sur la table d’Achille, mais un porc tout entier, qui laisse échapper de ses flancs grillés le parfum des bananes dont il est farci. Au repas succède bientôt la sieste à l’ombre des arbres à pain et des cocotiers. C’est l’heure à laquelle une brise plus fraîche semble s’échapper des forêts qui se balancent à la crête des rochers. Les palmiers allongent leurs ombres, les ruisseaux murmurent avec plus de bruit. Pour charmer les voyageurs anglais couchés sur le gazon, des musiciens font entendre la douce et mélancolique mélodie de la double flûte de roseaux[1] ; les jeunes filles se couronnent des fleurs du tearii[2], ou dansent autour, d’eux en imitant avec leurs doigts le bruit des castagnettes, souples comme des almées indiennes ou légères comme les rayons brisés du soleil que le feuillage agité des arbres fait trembler sur l’herbe foulée.

La nuit arrive pourtant, et les voyageurs se dirigent vers la côte. Déjà en chemin, ils sont arrêtés à la porte d’une hutte : c’est celle d’un chef, et le chef va quitter cette terre sur laquelle il est si doux de vivre. Étiole est le nom du guerrier mourant. Ses yeux sont fixes ; sa barbe

  1. Les insulaires jouent de cette flûte par les narines.
  2. Espèce de jasmin.