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lancée à l’eau, puis le vaisseau continue sa course. Ou bien encore quelques matelots, risquant leur vie, explorent, montés sur une frêle embarcation, la surface houleuse de la mer. C’est en vain pourtant que, cramponné à sa bouée, le nageur épuisé crie à l’aide, les lames et les vents hurlent ensemble et couvrent sa voix. L’embarcation a rejoint le bord, l’agonie du matelot commence, horrible agonie ! dont il ne reste d’autres traces, au bout d’un jour, qu’une bouée qui flotte tristement, entraînant un cadavre dont les oiseaux de mer et les requins déchirent à l’envi les lambeaux.

Les scènes maritimes n’occupent toutefois qu’assez peu de place dans le récit de M. Walpole ; elles ne forment en quelque sorte que le frontispice du livre. Une fois la croisière commencée, l’attention du narrateur se tourne presque exclusivement vers les côtes que longe le navire. Le Collingwood s’incline sous la brise, léger comme le cygne qui déploie ses ailes : il part, et déjà nous sommes à Madère, l’île au vin fauve comme ses femmes qu’a dorées le même soleil, Madère, le pays des fruits merveilleux et des fleurs toujours épanouies dans une éternelle verdure. De loin, on n’aperçoit d’abord que d’arides rochers sillonnés de larges crevasses et ressemblant à un amas de tours, de pyramides abruptes. On approche, et ces rochers laissent voir des baies spacieuses ; ces pyramides, de loin si désolées, prennent un aspect riant. Des terrasses, des champs cultivés, s’étendent partout où la main de l’homme a pu atteindre. De beaux villages s’élèvent le long de chaque baie ; chaque vallée a son courant d’eau vive, chaque terrasse a son groupe de cabanes suspendu au milieu des jardins. Voici la Cumara de los Lobos (la tanière des loups), le premier établissement européen fondé dans ces parages. Plus loin, au pied d’un amphithéâtre de vertes collines, s’élève la capitale de l’île, Funchal, avec ses maisons blanches et son fort sur le premier plan. Le couvent de femmes de Nuestra Señora del Monte domine le paysage. Tout un monde, tout un paradis se déroule devant les pieuses recluses. Que de consolations, pour les unes, que de tentations pour les autres dans le féerique tableau de cette île toujours verte qu’encadre l’inaltérable azur du ciel et de la mer ! Mais les marins du Collingwood n’ont pas le temps de s’oublier en de pareilles réflexions ; Madère n’apparaît à leurs yeux que comme une vision fugitive. Déjà l’île est loin de nous, et nous sommes au cap Frio, signalé la nuit par un feu tournant allumé sur un îlot voisin. Le cap Frio est à peine à soixante milles de Rio-Janeiro, et un vaisseau fin voilier comme le Collingwood dévore cet espace en cinq heures.

Qui ne sait ou n’a entendu dire que Rio est dans la plus magnifique situation du monde ? Nous n’avons point à blâmer M. Walpole de