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la liberté. Or, si vous ôtez à l’homme ses devoirs, vous lui ôtez ses droits. Qu’est-ce qu’un droit que tous les hommes n’auraient pas le devoir de respecter, un droit auquel pourrait s’opposer légitimement un droit rival ? Il n’y a pas, dit Bossuet, de droit contre le droit, et par conséquent il n’y a pas de droit où il n’y a pas de devoir.

Tout s’enchaîne ici avec une rigueur mathématique. Point de liberté et de responsabilité, point de devoir ; point de devoir, point de droit ; point de droits ni de devoirs, c’en est fait de la dignité humaine, c’en est fait de toute civilisation et de toute société.

Il ne suffit point à l’homme, pour posséder le caractère d’un être moral, d’avoir un sentiment énergique de sa liberté ; il faut qu’il en connaisse l’usage. La liberté est d’un prix infini sans doute, mais en définitive elle n’est qu’un moyen, et ce moyen se rapporte à une fin supérieure. Admettez que l’homme ait été jeté dans un coin du monde par le hasard, admettez que l’humanité n’ait aucun rôle à jouer sur cette scène immense de l’univers, et que tous les êtres de la nature existent aussi sans but et sans raison, je demande si la nature et l’humanité ne deviennent pas pour votre esprit des énigmes indéchiffrables, je demande si la liberté en particulier n’est point une notion vide de sens.

Il faut donc reconnaître que tout dans l’ordre universel des choses a été créé pour une fin, que l’homme a la sienne, comme le reste des êtres, avec ce privilège singulier, qu’au lieu d’y aller sans le savoir et sans le vouloir, au lieu de tourner, comme les astres du ciel, dans une orbite inflexible, l’homme connaît sa fin, se trace à lui-même sa ligne d’action et y marche avec liberté. Ce qui est pour le reste des êtres nécessité, pour lui est devoir ; ce qui s’appelle dans la nature harmonie et régularité porte dans le monde moral le nom sublime de vertu. Or, quelle est l’idée qui explique ainsi le mystère de l’existence universelle et l’énigme de la liberté, qui répand sur toute la nature je ne sais quelle douce et pure lumière et attache au front de l’homme la divine auréole de la moralité ? Cette idée, c’est celle de la Providence. -

Ici, l’analyse des conditions de la moralité humaine serait épuisée, si notre destinée s’accomplissait et pouvait s’accomplir ici-bas ; mais il n’en est pas ainsi : l’homme sent en lui une capacité infinie de penser, d’aimer, de jouir, et tout dans ce monde est limité. La condition terrestre serait donc chose contradictoire, la Providence resterait convaincue d’injustice et de tromperie, ou plutôt il n’y aurait pas de Providence, si vous conceviez la vie humaine comme une pièce achevée, au lieu d’être le premier acte d’un drame immortel.

Et maintenant, faut-il croire que ces trois idées qui donnent à la vie terrestre tout son prix, la liberté, la Providence, l’immortalité, tendent à s’effacer de la conscience des hommes ? Avouons-le loyalement :