Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sa nature qu’un pareil état lui soit insupportable. Il faut à tout prix qu’il se forme un idéal qui réponde à ce besoin d’adoration et d’amour qui l’agite au plus profond de son cœur. Si vous fermez à l’homme le ciel, il cherchera Dieu sur la terre, et, comme il n’est rien sur la terre de plus grand que l’homme, vous verrez l’homme s’adorer lui-même et se faire Dieu.

C’est dans cet abîme de folie que beaucoup d’esprits se sont précipités. On veut bien reconnaître Dieu, mais à condition de le reléguer dans la région inaccessible de l’inconnu. Et comme il faut un Dieu visible aux masses populaires, on leur propose le culte de l’humanité.

J’ai dit la première cause de ce prodigieux délire, à savoir l’oubli de la Providence. Il y a une seconde cause que je veux signaler. On doit en convenir, l’esprit humain a fait de grandes choses depuis trois siècles. Au sortir des orages féconds de la réforme, laquelle préludait par l’affranchissement de la conscience religieuse à la conquête de toutes les autres libertés, voyez l’esprit nouveau proclamer par la bouche de Descartes les droits de la pensée et lui donner dans la conscience son inébranlable point d’appui. De là, l’intelligence humaine s’élance et parcourt l’univers entier. Newton découvre la loi de la gravitation, et bientôt le monde physique n’a plus de secrets. L’industrie alors s’en empare et entreprend de le transformer ; mais il ne suffit pas à la pensée de se déployer dans la sphère matérielle, elle entre dans la société. Montesquieu et Rousseau scrutent les fondemens des institutions et des lois. Ici encore, de la spéculation la plus hardie, l’esprit humain passe à l’action, et, trouvant le monde social mal fait, il le détruit, et pose par les mains d’une assemblée immortelle les bases d’un ordre meilleur.

Certes, on comprend qu’après avoir accompli de tels ouvrages par la raison et la liberté, l’humanité se soit estimée bien haut, qu’elle ait senti fortement sa puissance ; mais elle a fait plus que cela : elle s’en est enivrée ; elle a eu pour elle-même je ne sais quelle complaisance infinie ; elle a perdu le sentiment de sa faiblesse et s’est persuadée que rien ne lui était désormais impossible, qu’elle était capable de changer les conditions éternelles de sa nature et de faire de ce monde un lieu de délices, un paradis.

Je touche ici la plaie la plus profonde de notre temps. Il y a jusque dans les égaremens de l’esprit humain une sorte de logique, ce qui faisait dire au Dante ce mot spirituel et profond, que le diable est bon logicien. Admettez en effet que l’homme soit Dieu, il doit posséder cet attribut de la Divinité qui est la béatitude. Si notre nature est accomplie, toutes nos passions sont légitimes, et le bonheur parfait doit résulter pour nous du développement libre et complet de nos passions.