en diminuer la honte, c’est que nous, hommes encore jeunes, nous avons appris cette adoration de la force à l’école des événemens ; nous l’avons comme respirée dans l’atmosphère qui nous entoure. Quel spectacle que celui du monde depuis soixante années ! Y a-t-il, je le demande, un seul principe, un seul pouvoir qui n’ait excédé son droit, qui n’ait mis la force à la place de la justice ? Certes je ne suis pas indifférent entre les deux grandes causes qui se disputent le monde, la cause de la révolution et la cause de la tradition ; mais, de bonne foi, peut-on dire d’aucune d’elles, même de celle qui est la nôtre, qu’elle ait jamais triomphé sans excès ? De là, dans les alternatives de cette lutte d’un demi-siècle, une confusion inextricable du bien et du mal, du bon droit et de la violence, laquelle a couvert d’un épais nuage, même pour les plus fermes regards, la moralité des événemens. De là aussi cette détestable habitude de juger de la légitimité d’un principe par son succès et de ne croire une cause juste que lorsqu’elle a triomphé. À ce compte, la cause de Socrate était donc injuste, puisqu’il a bu la ciguë ? Et pour parler d’un autre martyre à jamais sacré pour la foi du chrétien comme pour la raison du philosophe, la cause du Christ était donc injuste, puisque le peuple juif l’a crucifié ?
Il est impie de faire du succès la mesure du droit. Sans doute, et c’est ma ferme conviction, il est dans les desseins de Dieu et dans les destinées de l’espèce humaine que la cause du droit et de la vérité finisse toujours par prévaloir même ici-bas ; mais il est aussi dans la nature de l’homme et dans les plans de la Divinité que cette cause soit assujettie à de rudes et continuelles épreuves. Le monde moral a ses lois comme le monde physique ; mais si, pour expliquer celui-ci, il suffit de concevoir des forces gouvernées par une règle constante, pour comprendre la mystérieuse et profonde économie de l’autre, il faut y introduire deux élémens nouveaux, le libre arbitre et la Providence.
Or, si c’est un fait malheureusement incontestable que le sentiment du libre arbitre et de la responsabilité humaine s’est de nos jours affaibli, nul doute aussi que la foi dans la divine Providence n’ait subi une altération plus profonde encore.
N’exagérons rien. A-t-on le droit d’accuser notre siècle de cet athéisme grossier où s’égara trop souvent le libertinage d’esprit du siècle dernier ? Je ne le crois pas. Je sais qu’il existe une école qui se proclame positive et à laquelle je ne contesterai pas ce titre, pourvu qu’on m’accorde que c’est la plus étroite et la plus aveugle parmi les nombreuses écoles positives qui, depuis Épicure jusqu’à Broussais, ont abaissé et discrédité la philosophie. On dit que les chefs de cette école, qui paraissent assez contens de leur système, ne le sont point du tout du système du monde et ne voient qu’un ouvrage assez médiocre dans cette architecture infinie devant laquelle se découvrait la tête