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ont pris en main le gouvernement de leurs destinées. Toute sorte de tutelle leur est devenue intolérable. Ils ne veulent confier à aucune autorité sans contrôle le soin de fixer leurs croyances, de maintenir leurs droits, d’administrer leurs intérêts. Dans ce naufrage immense de toutes les autorités, une seule reste debout, c’est l’autorité de la raison. La société éperdue se tourne donc vers la raison ; elle la presse de lui répondre, et il faut ajouter qu’elle en a le droit. Qui, en effet, a appris aux hommes qu’il existe au fond de leur conscience une lumière infaillible que les orages des passions et les caprices de l’individualité font plus d’une fois vaciller, mais sans pouvoir jamais l’éteindre ? Qui leur a dit que le plus beau privilège et l’essence même de l’homme, c’est de penser ? Qui a fait cela, si ce n’est pas la raison libre, la philosophie ?

C’est donc à elle de répondre à l’appel des ames ; c’est à elle d’opérer le difficile triage des préjugés à jamais abattus et de ces principes immortels que les révolutions ne peuvent ébranler sans faire chanceler la civilisation même ; c’est à elle, en un mot, d’éclairer les hommes sur leur nature, leur condition, leurs droits, leurs devoirs, leurs espérances. Il ne s’agit plus, comme au siècle de Descartes, de s’isoler dans les régions métaphysiques et d’enfanter mille systèmes ingénieux ou grandioses, pour occuper la noble curiosité de quelques esprits d’élite. Il ne s’agit plus, comme au siècle de Voltaire, de faire partout reconnaître le principe philosophique en déclarant au principe rival une guerre implacable, aujourd’hui terminée. Il faut que la philosophie devienne une force sociale et une croyance positive ; il faut qu’elle satisfasse, par une large et incessante prédication, ce besoin universel de lumière qu’elle a éveillé parmi les hommes.

Telle est l’idée que je me forme de ce grand ministère spirituel que la philosophie est appelée à exercer de nos jours. Si elle désertait une mission si sainte et si nécessaire, ce serait pour elle un signe irrécusable d’impuissance, pour la société une ruine certaine, une honte éternelle pour l’esprit humain. Il faut donc que nous tous, faibles ou forts, nous nous mettions à l’œuvre. Quiconque a conservé dans son cœur une foi morale et religieuse, s’il peut la répandre, il le doit. Sa parole risquerait-elle d’être inefficace, son action de rester stérile, il n’est point dispensé pour cela de parler et d’agir. Son devoir n’est pas d’atteindre le but, mais d’y marcher d’un pas ferme. Dieu ne lui demande pas le succès, il lui impose l’effort.

Je ne suis point un détracteur systématique du temps où nous vivons, un de ces esprits moroses qui semblent se complaire à recueillir les signes d’une décadence prochaine. Non ; j’ai foi dans le maintien de cette grande civilisation que le christianisme et la philosophie ont