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— Vous ne vous saviez pas en pays de connaissance, lui dis-je, enchanté du hasard qui venait de rompre la glace entre nous.

— Le diable m’estringole si je l’aurais cru ! s’écria-t-il. Et où donc monsieur avait-il son accoutumance dans le Morvan ?

— J’ai habité deux années entre Mont-Renillon et Gacogne, reprit l’avoué, dans une de ces fentes de montagne que vous appelez des serres, tout près l’Huis-André.

— Ah !  ! c’est juste où je suis né, interrompit le rouleur.

— Et nous allions passer l’un près de l’autre sans parler des brandes de là-bas, ajouta mon compagnon.

— J’en aurais eu grand rancoeur, dit Claude.

— Alors à table ! m’écriai-je ; voici l’hôte qui nous prévient que le dîner est servi, et l’on cause toujours mieux entre la fourchette et le verre.

Le chaudronnier hésita d’abord : soit embarras, soit défiance, il voulut s’excuser ; mais nous refusâmes de l’écouter.

— Ah ! sang ! vous viendrez, s’écria l’avoué ; je veux repater et bagouter, comme on dit à l’Huis-André. Marchons, mon vieux, et s’il vous faut de la musique, je vous redirai la romance du seigneur de Saint-Pierre de Moutier à la jolie gardeuse de moutons qui faisait, comme vous, la paquoine :

Dites-moi, ma brunette,
Quel plaisir avez-vous,
Seule, sous la coudrette,
A la merci des loups ?
Laissez dessous l’ombrage
Les brebis du village ;
Allons, quittez les champs ;
Là-bas, vers ces aubrelles,
Vous serez demoiselle
Dans mon château plaisant[1].

Cette bergerie, chantée, comme la précédente, avec l’accent des pâtours du Berri, acheva de mettre en joyeuse humeur le chaudronnier, qui nous suivit enfin en riant et prit place à table entre nous deux. Une fois arrivé là, ce ne fut plus le même homme. Les premiers soupçons dissipés, Claude passa, comme tous ceux qui se sont d’abord tenus sur la réserve, de l’extrême contrainte à l’extrême expansion. Les souvenirs du Morvan et le vin de l’aubergiste aidèrent surtout à cette métamorphose. Ce fut le Sésame, ouvre-toi ! devant lequel tombèrent

  1. Ce couplet a été recueilli par M. le comte Jaubert près de Saint-Pierre de Moutier. Plaisant signifie agréable ; aubrelle désigne des peupliers. Dans les phrases du dialogue précédent, il y a quelques mots qui demandent à être traduits, tels que paquoine, mijaurée ; repater et bagouter, faire un repas, bavarder ; rancoeur, chagrin.