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et dans le sang. Le bronche fit ce qui lui avait été recommandé, et ne tarda pas à voir paraître la mouche jaune de safran. Il la poursuivit sept jours et sept nuits à travers les rocs, les halliers et les torrens, leur laissant autant de lambeaux de ses habits et de sa chair que les brebis, avant la tonte, laissent de flocons de laine aux buissons ; enfin, il la vit se poser sur la cabane d’un berger qui était monté dans les pâturages. Il essaya en vain de parvenir jusqu’à elle, et tous ses efforts ne purent décider la mouche à reprendre son vol. N’ayant donc plus d’autre ressource et s’étant assuré que personne ne pouvait le voir, il mit le feu à la cabane, et la mouche jaune de safran s’envola. Le bronche la suivit jusqu’à une prairie, où elle alla se poser sur une touffe de fenouil. Comme il ne pouvait s’approcher d’une plante qui fait la guerre aux sorciers, il resta à quelque distance. Alors un jeune berger, qui gardait des chevaux dans la pâture, aperçut la mouche et la prit dans son bonnet. Le bronche, hors de lui, poursuivit l’enfant, le frappa de son bâton et le tua ; mais, au moment où il saisissait la mouche jaune de safran, elle lui fit une piqûre qui le rendit triste pour le reste de ses jours. Devenu plus riche que les labinas (fées) des gaves, il tomba dans la même langueur que ceux qui ont été recommandés par leurs ennemis à saint Sequayre[1], et il mourut lentement, comme si l’on eût coupé la mère racine de son coeur.

Les bergers basques ne disent pas ce qu’est devenue depuis cette époque la mouche jaune de safran ; mais nous la retrouvons partout dans l’histoire du monde. N’est-ce pas elle que cherchaient les millions de combattans qui se précipitèrent sur la société antique, comme une avalanche d’hommes détachée du Nord ? N’est-ce pas elle encore que croyaient atteindre les hardis compagnons de Pizarre, de Sotto et de Cortez, lorsqu’ils s’enfonçaient, au galop de leurs chevaux, dans des régions ignorées où ils fauchaient les nations comme des blés mûrs, elle que voyaient sur la mer nos fabuleux flibustiers dont les blessures et la mort étaient officiellement cotées à cette bourse sanglante de la guerre ? N’est-ce pas elle enfin que poursuivent de nos jours les pionniers de la Californie et tous les chercheurs de trésors, depuis les’ orpailleurs du Mexique et les monney-diggers des Bahama jusqu’aux fouilleurs de ruines de nos campagnes ? La mouche magique des traditions pyrénéennes n’a point cessé un seul instant et ne cessera jamais d’attirer ici-bas tout ce qu’il y a de sensualités avides, de vagabondes témérités. Quiconque sent en lui la puissante impulsion des désirs inassouvis la cherche des yeux, la poursuit, comme le bronche, à travers les précipices, s’efforce de la saisir dans quelque piège pour lequel

  1. Saint Sequayre, saint populaire du pays basque. On lui recommande ses ennemis pour qu’il les fasse sécher.