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donner jamais aucun regard à l’appareil mouvant des choses humaines ; son visage avait cette pâleur sous laquelle on sent ce je ne sais quoi de profond, de ténébreux et de glacé qui annonce dans une enveloppe mortelle l’invasion de la mort. Je ne sais pas alors ce qui se passa dans l’ame d’Élisabeth : Dieu seul peut connaître et juger ces mystères ; mais elle s’approcha lentement du lit de Robert, et se pencha sur lui si bas, que le souffle de sa bouche dut effleurer l’oreille du blessé. Alors, d’une voix qui aurait pénétré jusqu’à cette ame quand même elle aurait habité déjà les profondeurs d’un monde inconnu : « Robert, fit-elle, où vous êtes, m’entendez-vous ? Je vous aime. »

Un éclair passa sur le visage du malade, et un long frisson courut dans ses membres. Élisabeth se retira vivement avec une sorte d’épouvante, comme une apprentie magicienne effrayée par l’effet d’une conjuration dont elle vient de se servir. Heureusement cette excitation ne dura pas. Les yeux de Vibraye se fermèrent, et son corps, qui cessa de trembler, passa d’une attitude d’agonie à une attitude de repos. Une potion qu’il avait prise, il y avait quelques instans, exerçait sur lui sa bienfaisante influence. Il s’endormait, emportant dans son sommeil la parole qui devait maintenant à jamais colorer ses songes. Élisabeth le contempla un instant, puis sortit sur la pointe des pieds de cette chambre où elle venait de se livrer au mouvement le plus étrange et le plus fatal de son humeur. Elle sortit en adressant au ciel les vœux les plus fervens pour celui dont un de ses caprices avait embrasé la vie. Elle était fille de don Juan et d’une épouse du Christ.


IV

— Elle ferait des coquetteries à un mourant, disait Penonceaux,

— Elle en ferait à un mort, répondait Lanier ; on peut dire qu’elle est affectée d’une véritable monomanie. Elle est comme ces chasseurs qui ne font grace à aucune espèce de gibier, et, après avoir tué vingt faisans, s’arrêtent pour abattre un moineau. Ce travers lui a causé déjà et lui causera encore mainte fâcheuse aventure. Enfin j’espère que son hobereau ne lui fera point faire de longues folies. Il mourra, elle le pleurera et l’oubliera.

— De temps en temps toutefois, ajouta Penonceaux, quand elle sera triste sans savoir pourquoi, elle nous dira : Je pense à ce pauvre Vibraye, qui était un héros trop grand, trop pur, trop noble pour ce temps-ci.

— Et elle fera, reprit Lanier, des comparaisons désobligeantes de ce sublime personnage avec nous. Ce Vibraye sera un mort impertinent et ennuyeux.

MM. de Penonceaux et Lanier étaient de fort mauvaise humeur. Depuis