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passées, d’en entreprendre de nouvelles, et les résultats dont je vais essayer de donner une idée récompensèrent largement ce labeur.

Sur ces côtes si violemment battues par les flots, on rencontre, tantôt derrière quelque gros rocher, tantôt dans une fente profonde, mais souvent aussi fixées sur quelque pointe entièrement à découvert, des espèces de mottes de sable percées d’une infinité de petites ouvertures à demi recouvertes par un mince rebord. Chacune de ces mottes, assez semblable à un épais gâteau de ruche à miel, est ou un village ou une populeuse cité. Là vivent en modestes recluses des centaines de hermelles, annélides tubicoles[1] des plus curieuses que puisse observer le naturaliste. Leur corps, d’environ deux pouces de long, est terminé en avant par une tête bifurquée, et portant une double couronne de soies fortes, aiguës, dentelées et d’un beau jaune d’or. Ces couronnes brillantes ne sont pourtant pas une simple parure ; ce sont, à proprement parler, les deux battans d’une porte solide, ou mieux, de véritables herses qui ferment hermétiquement l’entrée de l’habitation, lorsque, au moindre danger, l’annélide disparaît comme un éclair dans sa maison de sable. Des bords de la fente céphalique sortent, au nombre de cinquante à soixante, des filamens déliés, d’un violet tendre, sans cesse agités comme de petits serpens. Ce sont autant de bras qui s’allongent ou se raccourcissent au besoin, qui saisissent la proie au passage et l’amènent jusqu’à la bouche creusée en entonnoir au fond de l’échancrure. Ce sont eux encore qui ont ramassé et mis en place un à un les grains de quartz ou de calcaire très dur qui entrent dans la composition des tubes et que soude solidement les uns aux autres une sorte de mucosité, véritable mortier hydraulique fourni par l’animal. Sur les côtés du corps, on aperçoit des mamelons d’où sortent des faisceaux de lances aiguës et tranchantes ou de larges éventails dentelés comme des scies en demi-cercle. Ce sont là les pieds de la hermelle. Enfin, sur le dos, des cirrhes recourbés en forme de faux, et dont la couleur varie du rouge sombre au vert de pré, représentent les branchies qui, par une exception jusqu’à ce jour unique dans ce groupe, sont distribuées à chaque anneau, au lieu d’être réunies à la tête comme les pétales d’une fleur.

À eux seuls les caractères extérieurs des hermelles suffiraient pour arrêter le naturaliste et exciter vivement sa curiosité. Leur organisation intérieure n’est pas moins remarquable. Ces singuliers animaux réalisent anatomiquement une vue théorique que l’on pouvait jusqu’ici traiter à bon droit d’abstraction. Chez les annelés en général, les deux côtés du corps sont semblables, de telle sorte qu’on peut regarder ces animaux comme formés par la réunion de deux moitiés symétrique

  1. Voyez les Souvenirs d’un naturaliste dans la livraison du 15 février 1844.