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flot de 12 à 15 pieds d’élévation s’étend sur toute la largeur de la rivière. Il est bientôt suivi de deux ou trois autres semblables, et tous remontent le courant avec un bruit effrayant et une rapidité telle qu’ils brisent tout ce qui résiste, déracinent les arbres, et emportent de vastes étendues de terrain. Le pororoca se fait sentir jusqu’à deux cents lieues à l’intérieur des terres. En mer, les flots de fond ne développent pas une moindre puissance lorsqu’ils rencontrent des rives acores. Ces flots atteignent de leurs gerbes la tête de la Femme de Lot, rocher situé dans l’archipel des Mariannes, qui s’élève perpendiculairement jusqu’à 350 pieds de hauteur. Le colonel Émy assure que les flots de fond agissent par une profondeur de 130 mètres, et qu’ils élèvent au-dessus du niveau de la mer des colonnes d’eau de plus de 50 mètres de haut, de 2 à 3000 mètres cubes, et pesant de 2 à 3 millions de kilogrammes. En présence de ces chiffres, on cesse d’être surpris des ravages exercés par eux à Saint-Jean de Luz, et l’on comprend que des blocs de 4000 kilogrammes, faisant partie de l’enrochement, aient pu être soulevés et portés jusque sur la digue.

C’est encore en grande partie aux flots de fond qu’il faut attribuer la pauvreté relative des côtes de Guettary, de Saint-Jean de Luz, de Saint-Sébastien. On comprend que ces roches feuilletées, trop souvent fouillées par les eaux jusque dans leurs plus profondes anfractuosités, ne peuvent nourrir des populations bien nombreuses ; mais ces populations d’une mer plus chaude que la Manche étaient en partie nouvelles pour moi. À ce titre, elles m’offraient déjà de précieux matériaux. De plus, au point où en est la science, ce ne sont plus des études superficielles, portant sur un grand nombre d’animaux, qui peuvent présenter un intérêt réel. Cette manière de travailler a eu son utilité, sa nécessité même, alors qu’il fallait explorer le monde zoologique et planter partout des jalons. De nos jours, il faut aller plus avant. La solution des grands problèmes qui s’agitent ne peut se trouver que dans la connaissance approfondie des êtres. Voilà pourquoi les vrais zoologistes de nos jours attachent une importance extrême à des détails que leurs prédécesseurs négligeaient comme inutiles, que les apôtres du passé traitent encore de minuties. Cependant, dans ces travaux monographiques, il faut savoir choisir. Au milieu de cent espèces, une seule peut-être répondra aux interrogations du scalpel et du microscope. Sous ce rapport, j’étais heureusement partagé. À Guettary, je retrouvais en abondance les polyophthalmes que j’avais déjà étudiés en Sicile[1], les hermelles que j’avais entrevues à Granville. Ces deux types étaient représentés ici par des espèces différentes de celles que je connaissais. Je me hâtai de soumettre à une révision sévère mes recherches

  1. Souvenirs d’un naturaliste, livraison du 1er janvier 1847.