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gouttes de lait. À l’est, la baie se développe en demi-cercle, bordée au fond par les maisons de Saint-Jean de Luz, qui, ainsi vu à distance, a tout l’air d’une grande ville. Une ouverture étroite, resserrée entre deux digues de granite, marque l’entrée du port et l’embouchure de la Nivelle. Au-delà, cette petite rivière s’enfonce dans une vallée riante, que dominent les pentes abruptes et l’aride sommet de la Rune. À l’ouest, la baie se courbe en croissant, glisse sous un triple étage de collines, et vient se terminer à la grosse tour grise du Socoa. Partout les Pyrénées montrent au fond du tableau leurs gorges profondes, leurs rochers dont la distance adoucit les contours, leurs cimes pittoresquement dentelées, puis s’éloignent dans la direction des côtes d’Espagne et vont se perdre à l’horizon dans le bleu foncé de la mer et du ciel.

Saint-Jean de Luz, aujourd’hui petite ville de deux mille ames au plus, eut autrefois ses jours de prospérité et compta jusqu’à dix mille habitans. Long-temps ses marins, ses pêcheurs de baleines et de morues, ne connurent point de rivaux. Jusque vers le milieu du dernier siècle, son commerce a été des plus florissans. Louis XIV et l’infante d’Espagne reçurent la bénédiction nuptiale dans son église, et aujourd’hui ce souvenir est encore un de ceux dont s’enorgueillissent les habitans de cette ville. Tout fiers d’avoir logé le roi dans leurs murs[1], tandis que les équipages s’arrêtaient à Bayonne, ils appellent dédaigneusement cette dernière les écuries de Saint-Jean de Luz, mais ce n’est là pour eux qu’une triste consolation. Depuis bien des années, la lutte réelle qui régnait jadis entre ces deux villes n’est qu’un simple souvenir, et Bayonne n’a plus à redouter son antique rivale. L’Océan a pris parti pour elle, et chaque année ce formidable auxiliaire emporte pièce à pièce quelque lambeau de Saint-Jean de Luz. Je ne fais pas ici d’exagération ; j’exprime simplement un fait dont on trouve à chaque pas des preuves trop évidentes. Allez visiter les rochers qui bordent à gauche l’embouchure de la Nivelle, vous apercevrez partout des traces de fondations et quelques pans de murs déchirés. C’est là tout ce qui reste de l’un des anciens quartiers de la ville. Parcourez la plage de sable qui occupe le fond de la baie, et vous trouverez à cinquante pas au moins en avant de la jetée actuelle un cercle de maçonnerie, seule trace d’un puits qui, en 1820, arrosait des jardins placés derrière une rue dont il ne reste plus de vestiges[2]. Revenez ensuite vers la ville, et, derrière la digue destinée à la protéger, vous verrez les maisons inhabitées se lézarder et s’écrouler, par suite de cet abandon. C’est qu’une longue et cruelle expérience a appris aux habitans

  1. Les habitans du pays parlent toujours de cet événement comme s’il s’était passé la veille. Jamais ils ne nomment Louis XIV, ils le désignent seulement par ces mots : Le roi.
  2. Ce puits est marqué dans la carte de l’Atlas hydrographique de France représentant la rade de Saint-Jean de Luz.