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blanche. Tous ces élémens hétérogènes sont venus se fondre successivement dans la grande masse des travailleurs. Absens pour le moment, les émigrans reviendront tous, aux approches de l’hiver, chercher un abri dans la ville. Il n’y a actuellement, en fait de population, que des négocians, des capitaines de navire, et ceux qui, ayant ramassé quelque chose aux diggings (mines), rentrent à San-Francisco pour le dépenser dans le jeu et dans la débauche. La population y est presque exclusivement mâle, et c’est tout au plus si les quelques femmes honnêtes qui y ont suivi leurs maris osent s’aventurer dans les rues. Cependant on remarque déjà une amélioration notable à cet égard ; depuis que l’élément purement américain a pris le dessus à San-Francisco, personne ne peut plus insulter une femme impunément. Nulle part, on le sait, la femme n’est plus respectée qu’aux États-Unis. Au reste, des industries que la moralité publique flétrirait en Europe de sa censure la plus sévère sont ici en pleine activité, et il ne se passe guère de semaine sans que quelque brick chilien ou américain, frété par des spéculateurs, ne verse sur la place une cargaison féminine. Ce genre de trafic est, m’assure-t-on, celui de tous qui produit en ce moment les bénéfices les plus prompts.

Si on essayait de soumettre à l’analyse les élémens de la population commerçante de San-Francisco, on en trouverait d’étranges. Tous les négocians en faillite de New-York, tous les banqueroutiers poursuivis par la justice, tous les faiseurs de projets et chercheurs d’aventures de l’Union se sont abattus sur cette terre promise. « Regardez celui-là, me dit mon cicerone, lui-même citoyen des États-Unis, c’est un de nos plus grands génies. Directeur de la première maison de Baltimore, il osa concevoir le hardi projet de monopoliser toute la viande fraîche de l’Union, pour ne la vendre ensuite qu’au prix qu’il lui conviendrait de fixer. Déjà il s’était emparé des troupeaux des trois quarts des états et touchait au moment où il allait les posséder tous, lorsqu’un autre Américain, également homme de génie, se mit à spéculer en sens contraire. La lutte entre ces deux giants (géans) fut terrible et prolongée. Le peuple, qui est particulièrement sensible, chez nous, à tout ce qui a un caractère de grandeur, la suivit pendant long-temps avec un intérêt extrême. Malheureusement, elle eut pour dénoûment la ruine complète des deux champions. Il est vrai, ajouta mon cicerone, que l’un et l’autre se sont bien relevés depuis. Celui que vous voyez là est arrivé, il y a seulement six mois, sans un sou ; aujourd’hui, il a une fortune de 500,000 francs. Son ancien antagoniste a encore mieux réussi. Déjà ils se préparent à livrer sur ce théâtre nouveau un dernier et terrible combat. Cet autre, le grand qui vient de nous saluer en français, est également une de nos têtes carrées. Banquier à New-York, il y a quelques