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prouesse de ce genre. Jetez trois Américains sur une île déserte où il n’y aura qu’une source d’eau : deux d’entre eux s’en empareront, et prélèveront par ce moyen un tribut sur le troisième ; puis ils se vanteront hautement de leur Yankee trick.

Ce qui paraît donner, pour le moment, une valeur factice et exagérée aux propriétés immobilières de San-Francisco, c’est le grand nombre de maisons de jeu qui s’y sont fondées. Tous les exilés de Frascati, des nos 36 et 113 du Palais-Royal et des établissemens analogues de Londres, de Berlin et de Vienne semblent s’être donné rendez-vous dans cette terre promise des joueurs. Dès qu’il y a une maison à louer, les joueurs s’en emparent à tout prix, et la banque s’y installe avec son attirail de roulettes. Il y a actuellement à San-Francisco plus de cent établissemens de ce genre où se pressent et se coudoient chaque soir une foule de vagabonds sandwichois, mulâtres, chinois, malais, et d’aventuriers de tous pays, tous mécréans de première espèce. Toutes les peuplades du globe ont versé une portion de leur écume dans ce cloaque de l’humanité.

Rien de plus étrange que le spectacle offert tous les soirs, après huit heures, par ces maisons de jeu. Au dehors, une foule immense en obstrue les portes ; à l’intérieur, les joueurs avides se forcent un passage jusqu’à la table de monte, et, dans leur fougue impatiente, en viennent souvent aux mains. Ailleurs, c’est à coups de poing ou de pied que se vident les querelles de cette nature. En Californie, une injure ou même quelquefois un léger froissement sont, à l’instant, suivis d’un coup de poignard ou de pistolet. « Silence là-bas ! » crie-t-on de la banque, lorsqu’il part un coup de pistolet dans la salle, « vous faites trop de bruit, damnés coquins que vous êtes ! » I’ll malie a hole in you (je ferai un trou dans votre personne), crie-t-on d’un autre point ; maye the devil take me if I don’t (que le diable m’emporte si je ne le fais pas) telles sont les observations courtes, mais énergiques, qu’on échange de tous côtés. Une fois devant la table de jeu, le nouveau venu, qui, la plupart du temps, arrive des mines, déboucle sa ceinture de cuir jaune et lui imprime une légère secousse, après avoir posé un des bouts sur le tapis vert. Plusieurs pépites d’or roulent aussitôt sur la table. The head manager (le président) avance une main large et osseuse, s’en empare, les pèse dans une balance placée à côté de lui, puis il en rend la valeur en onces de 85 francs chacune. On joue, la même main osseuse vient enlever la pièce ; on rejoue, même résultat. Au bout de quinze à vingt minutes, il faut de nouveau détacher la ceinture. Il arrive rarement que le joueur se retire avant que la banque ne l’ait dépouillé, en une seule nuit, du fruit de son travail et de ses privations de plusieurs mois.

Je venais de dîner chez l’un des plus heureux spéculateurs de San-Francisco.