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de tous côtés. Je plains le philosophe, le rêveur qui se trouve égaré dans les rues de San-Francisco, car il court à chaque pas le danger d’être écrasé pendant qu’il se livre à ses méditations, et sans qu’il lui soit crié gare ! De grands gaillards à charpente forte et osseuse, la tête surmontée de chapeaux en pain de sucre, fouettent et éreintent leurs attelages sans faire la moindre attention aux piétons. De chaque côté de la rue, on voit passer une foule silencieuse et préoccupée, se dirigeant à pas pressés, soit vers la douane, grossière construction située au fond de la ville, soit vers la bourse, édifice placé entre deux maisons de jeu, et devant lequel stationnent en permanence des groupes d’avides spéculateurs.

Toutes les nations du globe sont largement représentées dans le commerce de San-Francisco ; mais, comme il faut s’y attendre, l’élément américain y domine. La législation américaine permet à chacun de s’établir comme il l’entend. Tout le monde en conséquence est courtier, consignataire, banquier, changeur, commissaire-priseur, plusieurs même exercent simultanément toutes ces professions. J’ignore si l’armateur ou le négociant du Havre qui envoie des marchandises en consignation à San-Francisco fait de brillantes affaires ; mais ce qu’il y a de positif, c’est que le consignataire qui les reçoit ne s’y ruine pas. Le relevé de ses prélèvemens divers, à titre de courtage, change et emmagasinage, édifierait grandement ses confrères de nos places d’Europe. On peut, sans exagération, en évaluer l’ensemble à 50 pour 100 du montant brut de chaque vente. Il est juste aussi de reconnaître que le consignataire de San-Francisco a, de son côté, de lourdes charges à supporter. Ainsi, outre la cherté de la vie matérielle, dans un pays où un oeuf se paie souvent jusqu’à 5 francs, et une pomme de terre jusqu’à 3, les loyers varient de 150,000 à 300,000 francs par an. Il y a des maisons, en assez grand nombre, qui rapportent à leurs propriétaires jusqu’à 800,000 francs par année.

Quelque importans que soient les résultats obtenus des mines de la Californie, et quelque nombreuses que soient les ressources de San-Francisco comme centre de commerce, il est impossible qu’un pareil état de choses puisse se soutenir long-temps. Le Yankee est agioteur de sa nature ; personne n’entend mieux le puff que lui. Donnez à un citoyen du Massachusetts cent arpens de marais, il les baptisera du nom fallacieux d’Eden Fields (champs d’Éden), puis il les fera valoir de tant de manières et avec une si grande persévérance, que plus d’un innocent ne tardera pas à tomber dans ses filets. C’est ce qui s’appelle, aux États-Unis, play a Yankee trick (jouer un tour à la Yankee), et très certainement le général Jackson n’était pas plus fier de sa fameuse victoire sur les Anglais à la Nouvelle-Orléans que ne le paraît un de ces joueurs, quand il raconte à d’enthousiastes compatriotes quelque