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considérable de bricks et de goélettes. Tous, sans exception, ont perdu leurs équipages, et il en est beaucoup dont les capitaines eux-mêmes ont déserté. Une corvette américaine, à bord de laquelle flotte le pavillon du commodore Jones, veille seule à la conservation de cette masse de valeurs.

Nous débarquons sans difficulté sur une jetée improvisée au pied de l’ancien fort. Ici, point de douaniers pour fouiller vos poches ou sonder, le fer à la main, vos malles et vos paquets. Les octrois, ce rouage qui entrave tout et qui tend à disparaître partout où il y a un peu de sève et de lumières, sont parfaitement inconnus chez les Américains. Le temps pour eux a sa valeur aussi bien que la marchandise, et tout ce qui leur en enlève une part sans nécessité bien démontrée est un empiétement sur leurs droits d’hommes libres. La vraie liberté consiste, aux yeux de tout Américain, non à débiter impunément des extravagances philosophiques à un auditoire affamé de jouissances matérielles, mais à se livrer, sans trouble ni empêchement, aux occupations pour lesquelles il se sent des aptitudes spéciales.

À San-Francisco, où on ne rencontrait, il y a quinze mois, qu’une demi-douzaine de cabanes grossières, on trouve aujourd’hui une bourse, un théâtre, des églises pour tous les cultes chrétiens, et un grand nombre de maisons d’assez belle apparence. Quelques-unes d’entre elles sont bâties en pierres, mais le plus grand nombre en bois ou en adobe. Les façades des maisons sont blanchies ou peintes, les rues bien alignées, et l’ensemble d’un assez bel effet. Des deux côtés de la ville, en suivant la plage, se prolongent des rangées de tentes à perte de vue, formant une ville d’un nouveau genre, qui ne manque pas d’une certaine originalité. Là viennent se reposer un instant, avant de prendre leur essor pour les mines, les émigrans des deux mondes, ainsi que des Chinois, des Malais, et toute cette population débraillée qui fourmillait naguère dans les divers archipels de l’Océanie, et à laquelle Botany-Bay avait servi de point de départ. Là se trouve l’ancien ministre de la justice du roi Kamehameha, aujourd’hui le plus redoutable brigand de la Californie, le même qui rédigea ce fameux code de lois que les sociétés bibliques de l’Angleterre et des États-Unis ont proclamé le chef-d’œuvre de la sagesse humaine. Là se trouvent réunis des assassins, des parricides, des voleurs de grand chemin, des boucaniers, sur lesquels la main de la justice divine ne s’est pas encore appesantie. La comédie et le drame, ce dernier principalement, y trouveraient à puiser amplement. Des évasions incroyables et des aventures telles que n’en a jamais rêvées l’imagination de nos plus féconds romanciers y attendent leur futur historien.

Déjà la ville de San-Francisco ressemble à une vaste ruche dans laquelle régnerait un bourdonnement perpétuel. Des voitures, des charrettes, des wagons, circulent pêle-mêle, se croisent et se heurtent