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de plaisir poursuivent toute œuvre de la pensée. Son esprit toutefois tentait de fréquentes révoltes contre les dominations de triste et sotte espèce qu’il était obligé de subir ; de là ce malaise qui régnait continuellement en elle, et dont nul à ses côtés ne se rendait compte. Par cet instinct, cependant, que donne l’amour, André comprenait bien à certaines heures, quand il la voyait tout à coup lever au ciel des yeux tristes comme la Romance du saule, qu’elle rêvait évidemment à un autre monde que celui où chante Mario, où danse Carlotta, et où court M. d’Écoville.

Le soir où ce récit commence, un domestique entra tout à coup et vint parler à l’oreille du duc de Tessé. L’air et la démarche de cet homme avaient ce je ne sais quoi qui vous fait comprendre que vous êtes dans l’atmosphère d’un fait émouvant et mystérieux. « Que se passe-t-il ? s’écria la duchesse quand le domestique à qui André avait répondu d’un ton animé et rapide se fut retiré. -Mon Dieu ! dit André en se levant pour sortir, quoique Lanier soit un défenseur de la monarchie de 1830, je puis dire ce dont il s’agit : un Vendéen qui a reçu une balle dans la poitrine vient nous demander un asile. On croit que ce blessé est notre voisin M. de Vibraye, qui, probablement, était au château de la Pénissière. J’espère que mes gens, dont la plupart sont du pays, ne le trahiront pas. Je vais moi-même le faire transporter dans la chambre du commandeur. Dieu veuille que ma maison porte bonheur à ce pauvre homme ! — Je vous suis, André, dit impétueusement la duchesse, j’ai un culte pour les blessés ; celui-là est un héros, j’en suis sûre. Je prierai Dieu pour lui ; Dieu m’entendra. Je le soignerai, il guérira. Pourvu que le trajet ne le tue point ! Vos gens sauront-ils le porter ? Je vais faire de la charpie avec ce mouchoir. » Et elle déchirait un mouchoir garni de dentelle, d’un tissu aérien comme un voile de fée.

— Voilà bien, dit Penonceaux, notre chère duchesse s’enflammant à chaque objet nouveau. Si ce Vendéen est quelque vacher, il ne vaut pas la peine qu’on fasse à son sujet tant de fracas ; si c’est M. de Vibraye, ou tout autre gentilhomme des environs, je le déclare un personnage de fort mauvais goût, qui vise aux effets romanesques en se faisant transporter ici.

— Le beau mérite, dit à son tour Lanier, d’être blessé en ces temps de guerre civile ! Tout le monde peut être blessé maintenant… Mon portier a reçu une balle dans la dernière émeute.

— Chère Lisbeth, cria Mme de Mauvrilliers, ne t’agite pas. Tu sais bien que les grandes émotions te font mal. Laisse notre bon André s’occuper du blessé. Le pauvre homme sera tout aussi bien soigné, et tu n’auras pas d’affreux rêves.

Mais ni Penonceaux, ni Lanier, ni Mme de Mauvrilliers n’arrêtèrent