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Si l’impôt des boissons est parfaitement tolérable pour les consommateurs aussi bien que pour les producteurs, s’il n’offre que des inconvéniens faciles à corriger, s’il n’est vexatoire pour personne, ou du moins s’il ne l’est en réalité que pour le vice et pour la fraude, pourquoi donc le supprimerait-on ? Parce qu’il n’est pas proportionnel, vous dira M. Grévy ; et qu’en cela il est contraire à la constitution ! En effet, la constitution de 1848, à l’article 15, proclame en principe la proportionnalité de l’impôt ; mais la constitution ne déclare-t-elle pas également, à l’article 17, qu’il y aura des impôts indirects ? Or, comment voulez-vous que des impôts indirects puissent être proportionnels ? Comment une taxe sur le tabac, sur le sucre, sur la poudre, pourrait-elle être mesurée aux facultés de celui qui la paie ? Évidemment cela n’est pas possible, et il faut bien reconnaître que la constitution s’est contredite elle-même, en autorisant d’un côté ce qu’elle semble avoir interdit de l’autre.

Remarquons ici, en passant, une analogie qui devrait recommander les taxes indirectes aux économistes de la montagne. M. Louis Blanc aurait voulu que le salaire fût proportionnel, non pas au travail, mais aux besoins des travailleurs. Eh bien ! les taxes indirectes sont proportionnelles, non pas à la fortune, mais aux besoins et aux goûts des contribuables. J’ai plus soif, ma part contributive dans l’impôt des boissons sera plus forte ; j’ai besoin d’alimens plus salés, je paierai plus à la gabelle ; plus sucrés, je paierai plus forte part dans l’impôt des sucres. Seulement la proportionnalité des taxes aux besoins a cela de bon, qu’elle modère les besoins et réprime les appétits, tandis que la proportionnalité des salaires aux besoins excite les besoins et développe les appétits.

Du reste, ceux qui réclament si vivement en faveur de la proportionnalité de l’impôt du revenu connaissent-ils bien la valeur réelle de ce principe ? Ayons le courage de le dire, puisque aussi bien, au temps où nous sommes, nous ne savons à quoi servirait d’entretenir des illusions, sur ce point, pas plus que sur tout autre ; avouons-le donc franchement, la proportionnalité de l’impôt est une chimère. C’est l’idéal que poursuivent les philosophes dans les académies des sciences morales et politiques ; c’est une promesse fallacieuse que l’esprit de parti adresse à la foule ; c’est une espérance que les bons gouvernemens inscrivent dans les lois, mais ce n’est point la vérité. L’exacte vérité, il faut bien le dire, c’est qu’il n’est pas dans la nature des sociétés, même les plus régulières, d’offrir, par leur organisation administrative et politique, des moyens d’action assez puissans, des procédés assez sûrs, pour établir d’une manière absolue dans la pratique ce principe de proportionnalité contributive que tous les gouvernemens sages s’accordent cependant à regarder comme un devoir d’humanité et de justice. Tout ce qu’on peut faire à cet égard, c’est de se rapprocher autant que possible du but, sans espoir de l’atteindre : Voyez notre contribution foncière, qui passe communément pour être une contribution proportionnelle. Où en est l’opération du cadastre ? Quand arrivera-t-on à la péréquation de l’impôt ? Comment fera-t-on pour effacer, soit dans les droits d’enregistrement, soit ailleurs, les inégalités de plusieurs sortes qui frappent certaines classes de contribuables ? L’expérience démontre que l’on n’y arrivera pas. L’expérience démontre aussi que l’on ferait une insigne folie de condamner, à cause de ces défauts inévitables, mais secondaires, tout notre régime