on reste libre de supposer qu’avant d’arriver à ces steppes et à ces précipices, le romancier et ses héros ont traversé les régions fleuries, et que parfois même ils rejettent leur regard en arrière pour contempler, à l’horizon lointain, cette terre promise de l’amour où il serait si doux de vivre, s’il était possible d’y rester.
M. Émile Augier, dans Gabrielle, a été moins impartial, moins véridique et moins complet. Soit qu’il ait poussé un peu trop à l’extrême le dédain des ressorts et des combinaisons dramatiques, soit que les vrais procédés de l’art lui aient réellement fait défaut, il ne s’est pas occupé d’expliquer et de graduer, chez Gabrielle, les développemens d’une passion qui finit cependant par devenir bien vive, puisque peu s’en faut que l’héroïne de M. Augier n’abandonne son mari et sa fille pour s’enfuir avec son amant. Avant de la voir arriver à cette résolution suprême, il semble que nous devrions assister à ces alternatives d’entraînement et de résistance, à ces luttes intimes où la voix de la raison et de la conscience, d’abord impérieuse et puissante, est peu à peu étouffée par les ardens sophismes de l’amour, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne dans un dernier cri de détresse et de défaite. Il n’en est rien : Gabrielle est conquise avant d’être attaquée, ou plutôt l’attaque est si maladroite, si débile, que l’on se souvient, malgré soi, d’un vers célèbre, et que, songeant qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire, on est tenté d’en vouloir à M. Augier. N’est-ce pas, en effet, manquer un peu de respect à la vertu que de laisser croire que sa victoire serait moins certaine, si son contradicteur savait mieux s’y prendre ? Dans son plaidoyer en faveur de la passion contre le devoir, l’amant déploie tout juste assez de verve pour se faire pulvériser par la chaleureuse et pathétique parole du mari menacé dans son honneur. Nous entendions un homme d’esprit comparer cette scène à ces conférences de séminaire où l’orateur chargé du rôle d’avocat du diable a soin de ne montrer jamais assez de faconde et de logique pour embarrasser son adversaire. La comparaison est un peu familière, mais elle ne manque pas de justesse, et le diable, lorsqu’il se mêle d’inquiéter les maris, choisit d’ordinaire des avocats plus éloquens.
Nous adresserons une autre critique à M. Émile Augier : dans sa comédie, les personnages, excepté celui du mari de Gabrielle, ne sont pas assez nettement tracés. Long-temps après qu’ils sont entrés en scène, le spectateur se demande à qui il a affaire, et s’il doit prendre du côté sérieux ou plaisant le caractère qu’il a sous les yeux. Ce manque de précision dans les figures, cette incertitude de main qui laisse estomper le trait sur la pierre, ne nuisent pas seulement à la valeur réelle de chaque rôle ; c’est à ce défaut qu’on doit attribuer les fréquentes solutions de continuité que l’on remarque dans le tissu même du drame, et qui étaient, du reste, encore plus choquantes dans les précédens ouvrages de M. Augier. Ce qui nous frappe dans son talent, c’est qu’il n’a pas encore atteint cette puissance de concentration sans laquelle il n’est pas au théâtre de succès durable, qu’il n’a pas réussi à combiner, à fixer dans un ensemble net et décisif les divers élémens qu’il emploie. Trop visible dans la succession des scènes et dans le dessin des caractères, cette tendance à la confusion et à l’incohérence se révèle aussi dans le style. M. Augier s’inspire à deux sources différentes : le sentiment de la famille, qu’il possède à un degré éminent, et une sorte de crudité gauloise, de saveur âpre et saine qui procède de Rabelais et de Mathurin