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dans leurs racines les plus profondes, ces affections et ces devoirs. Peut-être est-ce ici le moment de marquer une différence qui explique pourquoi, dans un temps plus prospère et après une révolution moins radicale, les romanciers et les poètes furent bien venus à flatter par de séduisantes images les révoltes des imaginations ardentes, et pourquoi la sympathie et le succès appartiennent aujourd’hui aux écrivains qui plaident contre les entraînement de la passion. C’est qu’alors la société, malgré de lointaines menaces et de vagues inquiétudes, avait encore la conscience de sa force ; elle était sûre de ne pas succomber aux premiers chocs, et elle permettait qu’on jouât avec des sophismes passionnés dont elle ressentait le charme sans en connaître le péril ; elle souffrait, avec plus d’indulgence que de colère, que quelques ames hardies et orageuses prissent au sérieux ces paradoxes, parce qu’ils restaient à l’état d’exceptions, et qu’elle n’en était pas ébranlée. Ces paradoxes cessent d’amuser, d’attendrir ou de séduire, du moment qu’on redoute de les voir entrer tout armés dans la vie réelle, et l’on n’a garde de trouver trop austères les affections et les lois qui régissent la famille, lorsqu’elles deviennent des refuges, au lieu d’être des entraves. En face de l’invasion menaçante, on a dû se presser et faire groupe autour des saintes images du foyer domestique, comme on se pressait autour des dieux lares dans une ville assiégée.

C’est à ce sentiment que répond la comédie de M. Augier, et c’est surtout ce qui en explique le succès. L’intention morale est très nettement accusée dans Gabrielle : est-elle aussi réelle qu’on semble le croire ? y a-t-il dans cette ferveur d’honnêteté une conviction bien ardente et bien profonde, une pensée sérieusement mûrie, une tâche virilement entreprise ? De même que les dramaturges de l’école excessive et violente gardaient dans leurs excès mêmes je ne sais quoi de puéril qui rappelait parfois les violences d’enfans gâtés, ne peut-on pas dire qu’il y a aussi trace d’adolescence intellectuelle et littéraire dans cette façon de restaurer à priori la poétique du devoir, et de casser brusquement les poésies de la passion et de l’amour, comme un enfant brise ses jouets ? Ces jeunes inspirés de la muse domestique et conjugale ne sont-ils pas quelque peu les rhétoriciens de la vertu ? Gardons-nous de trop insister, et craignons qu’on ne nous accuse de chicaner ou de contredire un succès dont il vaut mieux se féliciter. L’émotion ne se discute pas, et il y aurait mauvaise grace à y apporter des restrictions chagrines, lorsqu’on l’a soi-même partagée. Cependant n’y a-t-il pas, après le premier attendrissement, place pour la réflexion, et perd-on le droit de rappeler au poète des lois qu’il a négligées ou méconnues ?

Il n’est pas assurément de spectacle plus beau, plus saisissant, que la lutte de la passion et de la conscience, la victoire de la conscience sur la passion. C’est par là que le poète féconde la plus glorieuse des conquêtes de l’art moderne, purifié par le christianisme ; c’est par là qu’il substitue à la fatalité antique ces combats intérieurs, ces mystérieuses péripéties renfermées dans les replis de l’ame, et où se révèlent, dans toute leur douloureuse grandeur, l’intelligence et la liberté humaines. Cette peinture, si favorable à l’étude psychologique, à l’analyse pénétrante et délicate, a en outre l’inappréciable avantage de remplacer par des effets naturels et vrais, empruntés aux conditions mêmes du cœur humain, ces effets extérieurs, obtenus par des moyens matériels et vulgaires, qui n’ont rien de commun avec l’art véritable. Seulement, pour que cette