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— Ainsi, demanda Claude-l’éveillé, si nous avons besoin, pour faire ripailles, d’un quartier de bœuf ou de mouton, nous n’avons plus qu’à choisir dans l’étable ou la bergerie de notre maître ?

— Il n’y a plus de maîtres ; ses moutons et ses bœufs sont à vous.

— C’est donc pour nous apprendre toutes ces belles choses que vous êtes venu exprès de Paris ? demanda François-l’ahuri.

— Oui, mes enfans, je suis venu pour vous éclairer sur vos droits, pour vous affranchir. Vos prêtres, ligués avec vos seigneurs, vous ont assez long-temps prêché la servitude et la misère ; moi, au nom de la vérité sociale, je vous apporte la richesse et la liberté.

— C’est un partageux ! s’écria l’auditoire tout entier.

Au même instant, Timoléon fut couvert d’une grêle de coups de poing. Hué, conspué, meurtri, il s’échappa du cabaret, et courut à toutes jambes. Les paysans le serraient de près. Comme il passait devint une mare, Claude-l’éveillé et François-l’ahuri le prirent dans leurs bras vigoureux et le lancèrent au milieu de la fange. Quand les paysans, satisfaits de la double leçon qu’ils venaient de lui donner, se furent éloignés, Timoléon, dont la barbe limoneuse ne ressemblait pas mal à celle d’une divinité aquatique, s’essuya de son mieux en se roulant sur l’herbe d’un pré voisin et regagna piteusement le château Levrault. La leçon avait été si bonne, qu’il fallut le mettre au lit. Après avoir maugréé pendant une semaine entière au milieu des tisanes et des compresses, il appela M. Levrault à son chevet.

— Vous aviez raison, lui dit-il d’un air contrit ; la vérité sociale ne germera jamais dans cette terre maudite. Je ne le sens que trop, la Bretagne est condamnée à croupir éternellement dans l’ignorance et la stupidité ; je renonce à la moraliser, à la guérir. Que votre gendre se réjouisse, votre gendre qui m’a si bien reçu : je quitte la France.

— Où iras-tu ? demanda M. Levrault, secrètement charmé.

— En Icarie ! c’est le seul coin de terre où la vérité sociale compte aujourd’hui quelques disciples fervens ; en Icarie, où je trouverai des frères.

La petite colonie se cotisa pour payer la traversée de l’apôtre exilé ; trois jours après, Timoléon s’embarquait au Havre pour la Californie.

XXI.

Le château avait repris sa vie accoutumée. Rien ne retenait plus Gaston ; il pouvait partir sans inquiétude : le bien-être de Laure était assuré. Il lui abandonnait la meilleure partie de ses revenus, et ne se réservait que le strict nécessaire. C’était pour lui, pour lui seul, qu’allait commencer une vie d’abnégation et de sacrifice. Tout le monde ignorait encore sa résolution au château de La Rochelandier ; il vou-