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d’un pas rêveur. Il comprenait confusément tout le prix du trésor qu’il possédait, et se sentait honteux de l’avoir si long-temps ignoré, si long-temps négligé. Que fallait-il pour cultiver ce champ dont il avait méconnu la richesse ? En arracher quelques brins d’ivraie, déraciner les travers puérils, les désirs frivoles, les idées étroites qu’il avait laissé grandir, qu’il avait encouragées par son indifférence : le malheur avait fait ce que Gaston n’avait pas su faire.

Laure, qui n’avait vu dans Gaston qu’un marquis et rien de plus, voyait maintenant en lui un homme nouveau. Gaston, en effet, l’avait traitée jusque-là avec froideur ; l’orgueil, la crainte de passer pour un courtisan de l’opulence, arrêtaient sur ses lèvres tout ce qui pouvait ressembler à un témoignage d’affection ; cette crainte, en s’évanouissant, avait réveillé tous ses bons instincts. Il n’avait plus cette impassible courtoisie qui soumet tous les mouvemens aux lois de l’étiquette et enveloppe la vie d’une atmosphère glacée. Ce jeune homme naguère si frivole, occupé de voitures, de chiens et de chevaux, devenu grave et pensif, avait avec sa femme des entretiens sérieux. Elle l’écoutait avec déférence et s’accusait à son tour de l’avoir méconnu. Ainsi, par une pente insensible, ils arrivaient à l’amour, qu’ils n’avaient pas cherché ; mais le souvenir de leur mariage, conclu sous les auspices d’une double promesse et suivi d’une double déception, enchaînait sur leurs lèvres toutes ces confidences familières dont se nourrissent les affections naissantes. La honte arrêtait le mutuel aveu de leur tendresse ; chacun des deux aimait sans se croire aimé, et s’avouait avec douleur qu’il n’avait rien fait pour mériter de l’être.

Gaston comprit enfin que le moment était venu de renoncer à l’inaction, de se conduire en homme, et que le seul moyen de gagner le cœur de sa femme était de reconquérir sa propre dignité. Ses revenus, quoique modestes, lui permettaient d’aller vivre à Paris sans entamer le bien-être de sa famille ; il résolut de partir seul, de s’ouvrir une carrière, de travailler pour tirer sa femme de la vie chétive de La Rochelandier. Que ferait-il ? Il ne le savait pas encore ; mais il avait vingt-cinq ans, de l’intelligence, du courage, et comptait sur Dieu, qui vient en aide aux gens de bonne volonté.

Les choses en étaient là, Gaston n’avait encore confié sa résolution à personne, quand un incident inattendu vint ajourner l’accomplissement de son projet.

On était au mois de mai. Laure et Gaston, M. Levrault et la marquise achevaient de souper, quand tout à coup ils entendirent un bruit confus de voix sous le vestibule. Un garçon de ferme entra dans la salle à manger, annonçant qu’un homme en blouse, à longue barbe, voulait à toute force pénétrer dans la maison. Au même instant, Timoléon parut, renversant sur son passage un valet qui essayait de l’arrêter.