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daient l’un l’autre à tuer le temps, ce mortel ennemi des gens qui ne font rien ; chacun des deux trouvait dans le dépit de son interlocuteur une source intarissable de contentement. La marquise maudissait la république ; M. Levrault parlait d’effacer les écussons de la famille, accablait de son ironie ces derniers vestiges de la féodalité, et demandait s’il n’était pas temps de convertir en pigeonnier une tour crénelée dont la défense héroïque était consignée dans les archives des La Rochelandier. Ces querelles sans fin, auxquelles Gaston et Laure demeuraient étrangers, se prolongeaient souvent bien avant dans la nuit. Un soir qu’ils étaient aux prises et ressassaient pour la centième fois l’éternelle question des écussons et des créneaux, au bruit d’une voiture qui entrait dans la cour, ils se turent tout à coup et se regardèrent d’un air étonné. Presque au même instant, la porte s’ouvrit brusquement, et maître Jolibois, ceint d’une écharpe tricolore, suivi d’un brigadier de gendarmerie, entra dans le salon. La marquise et M. Levrault demeurèrent cloués sur leur fauteuil.

— Ah çà ! dit maître Jolibois en croisant lentement ses bras sur sa poitrine, j’en apprends de belles. Mes prévisions ne m’avaient pas trompé ; le château de La Rochelandier est décidément un repaire d’aristocrates, un nid de chouans, un foyer de réaction. Voilà donc comment on reconnaît la clémence et la mansuétude du peuple ! La république est patiente, mais il ne faut pourtant pas la pousser à bout. Vous conspirez, je le sais, j’en suis sûr ; vous n’êtes occupés qu’à rabaisser, qu’à dénigrer le triomphe de la démocratie. N’essayez pas de vous défendre, ce serait peine perdue ; mes agens m’ont tout appris.

M. Levrault, dont la conscience était en repos, jeta sur la marquise un regard qui semblait dire : Ce sont vos affaires, non les miennes. Il ouvrait la bouche pour se justifier ; mais la marquise le prévint, et se tournant vers lui :

— Eh bien ! que vous disais-je ? Ne vous ai-je pas annoncé cent fois ce qui arrive aujourd’hui ? Vous avez dans votre langage une intempérance, une étourderie, une témérité qui va jusqu’à la folie. Vous ne ménagez personne, vous raillez toute chose. Une fois parti, vous allez, vous allez… rien ne vous arrête. Vos attaques redoublées contre la république ne pouvaient demeurer impunies. Votre langue de vipère devait tôt ou tard nous attirer quelque mésaventure. Je vous l’ai prédit cent fois, et ma prophétie ne s’est que trop bien accomplie. Vous n’avez, sur ma foi, que ce que vous méritez. Pour moi, je m’en lave les mains ; tirez-vous de là comme vous pourrez.

M. Levrault, abasourdi, ne trouvait pas un mot à dire ; l’étonnement, l’indignation, la colère, l’effroi, se disputaient son cœur et serraient sa gorge comme dans un étau.

— C’est donc vous, s’écria Jolibois, qui dénigrez la république ! C’est