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de votre fils, que diraient toutes ces figures vénérables qui nous regardent, qui nous écoutent, si le beau-père d’un La Rochelandier se mêlait de commerce ou d’industrie ? Je n’ai pas de blason, mais je dois prendre soin du vôtre.

— Noble ami, vos scrupules vous honorent ; cependant vous allez trop loin. Malgré son profond respect pour le nom de ses ancêtres, Gaston, j’en suis sûre, vous verrait sans chagrin, sans dépit, recommencer de vos mains l’édifice de votre fortune, et, pour ma part, je ne vous blâmerais pas.

— Je comprends, noble amie, tout ce qu’il y a de magnanime dans votre indulgence ; mais je ne veux pas, je ne dois pas en abuser. J’ai toujours professé, je professerai toujours le respect des vaincus ; votre titre est d’autant plus sacré à mes yeux, que la révolution vous en a dépouillée.

— Eh bien ! dit la marquise, qui ne renonçait pas encore à son espérance, si vous ne voulez pas refaire votre fortune sous nos yeux, si vous craignez que notre nom ne se trouve mêlé à vos spéculations, ne pouvez-vous passer les mers, aller en Amérique ? Habile, hardi comme vous l’êtes, quelques années vous suffiront pour retrouver ce que vous avez perdu, et vous reviendrez jouir parmi nous des fruits de votre génie.

— L’Amérique ! J’y ai pensé plus d’une fois. C’est là, en effet, que les grands désastres se réparent en quelques années. J’ai dans ma famille un exemple bien encourageant et qui ne sortira jamais de ma mémoire. Un de mes oncles, droguiste rue des Lombards, était parti ruiné pour l’Amérique ; il revint, au bout de cinq ans, avec une fortune colossale.

— Et vous hésitez ! s’écria la marquise. Ah ! mon ami, qu’attendez vous ? Si modeste que soit notre patrimoine, s’il fallait, pour vous faire une cargaison, vendre quelques pièces de terre, nous ne reculerions devant aucun sacrifice.

— Généreuse amie, je reconnais bien là votre grand cœur ; je saurai me montrer digne d’une amitié si belle.

— Ainsi votre projet est bien arrêté ?

— Arrêté d’une façon irrévocable.

— Et quand comptez-vous partir ?

— Oui, je me montrerai vraiment digne de votre amitié ; je ne vous quitterai jamais. Avez-vous pu croire un seul instant que je consentirais à me séparer d’une amie si tendre, si dévouée, si fidèle, que je renoncerais aux délices de votre intimité, pour aller au-delà de l’Océan chercher quelques misérables sacs d’écus ? Vous m’avez cru passionné pour la richesse ; apprenez à mieux me connaître : je resterai près de vous. Rien à mes yeux ne vaut le bonheur de vous voir et de vous entendre.