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La marquise baissa les yeux et ne trouva rien à répondre. Les rôles étaient changés ; M. Levrault trônait maintenant à La Rochelandier comme la marquise rue de Varennes. La mère de Gaston essayait vainement de se révolter et d’imposer silence à l’homme qu’elle avait si long-temps gouverné, qu’elle avait tenu en laisse. Au bout de quelques jours, elle sentit qu’il fallait revenir à ses vieilles habitudes de ruse et de fourberie. Elle reprit son accent patelin, son sourire affectueux, ses manières caressantes. Elle conçut l’espérance d’éloigner par ses conseils l’hôte malencontreux qu’elle ne pouvait chasser par son impertinence.

Un soir, ils étaient assis tous deux au coin du feu. M. Levrault, mollement établi dans la meilleure bergère du salon, se taisait et jetait de temps en temps un regard narquois sur Mme de La Rochelandier ; la marquise, sans faire attention à cette raillerie muette, cherchait par quels détours elle pourrait amener M. Levrault jusqu’au seuil de la porte, se promettant bien de la fermer derrière lui. Il s’agissait de reconduire poliment, d’éveiller en lui le désir de partir, de renoncer à la retraite, de rentrer dans la vie active : c’était là sa constante préoccupation, son unique pensée.

— Je crains bien, mon ami, dit-elle enfin de sa voix la plus douce, que notre vie solitaire ne vous ennuie. Depuis quelques jours, je vous observe, je vous étudie avec inquiétude. Vous êtes pâle, vous maigrissez, vos facultés s’étiolent dans l’inaction.

— Votre amitié, madame, s’alarme sans sujet, répondit M. Levrault de sa plus douce voix ; je ne me suis jamais mieux porté, je n’ai jamais mangé d’un si vif appétit. Je dors d’un sommeil paisible ; le matin, à mon réveil, j’écoute avec bonheur le chant du coq, je salue avec joie les premiers rayons qui se glissent à mon chevet. L’air pur que je respire, le silence et la paix qui nous environnent, tout me ragaillardit : j’ai vingt ans.

— Je vous assure, mon ami, que je m’alarme avec raison ; vous êtes pâle, vous maigrissez. La vie des champs ne convient pas à votre caractère. Une intelligence telle que la vôtre, habituée au mouvement des grandes affaires, n’est pas faite pour la solitude. Vous avez beau dire, vous avez beau vanter votre bonheur, vous n’êtes pas heureux, je le sens bien. Vous êtes né pour le mouvement, pour la lutte ; l’inquiétude même est un besoin pour vous.

— Détrompez-vous, mon aimable amie. Cherche qui voudra le mouvement et la lutte ; pour moi, je m’accommode très bien de l’existence que nous menons ici. Pourvu que l’avenir ressemble au présent, je me tiens pour satisfait.

— Est-il possible, mon ami, que vous ignoriez à ce point ce que vous valez, que vous méconnaissiez si étrangement les vrais besoins