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trouverez pas au château Levrault l’hospitalité splendide que vous m’avez offerte à l’hôtel La Rochelandier ; mais que sont les jouissances de la fortune, comparées à celles du cœur ? On l’a dit avec raison, ni l’or ni les grandeurs ne nous rendent heureux. C’est dans l’union des âmes que consiste la vraie félicité ; c’est dans la modestie des désirs que consiste la vraie richesse. À ce compte, qui donc peut se dire ici-bas plus riche et plus heureux que nous ?

La marquise rongeait son frein et ne répondait à tous ces beaux discours que par des regards de panthère prête à s’élancer sur sa proie.

À la tombée de la nuit, une patache qu’ils avaient prise à Nantes pour achever leur voyage les déposait modestement dans la cour du château Levrault. À peine descendue de voiture, Mme de La Rochelandier franchit d’un pas rapide les degrés du perron et se retira dans son appartement, sans plus se soucier de ses hôtes. Elle éprouvait le besoin d’exhaler librement sa colère. La vue de M. Levrault lui était odieuse ; c’est à peine si la jeunesse et la beauté de Laure trouvaient grâce devant ses yeux. Gaston comprenait autrement les devoirs que lui imposait la ruine de son beau-père ; il n’avait pas attendu jusque-là pour les accepter. Il s’occupa de l’installation de sa femme avec la courtoisie que nous lui connaissons. Quant à M. Levrault, il était chez lui ; déjà il commandait en maître. Il allait, venait, grondait les gens, donnait des ordres pour le souper, et remplissait la maison du bruit de sa voix, dont les éclats arrivaient jusqu’aux oreilles de Mme de La Rochelandier.

— Vous l’entendez ! s’écria la marquise s’adressant à Gaston, qui venait d’entrer dans sa chambre ; le malheureux prend ce château pour une auberge, le château de vos pères, le château de La Rochelandier ! Est-ce assez de honte et d’humiliation ? Ce bourgeois décrassé va chaque jour s’asseoir à notre table. Nous sommes rivés à lui comme le forçat à sa chaîne. Chaque jour, il nous étourdira de ses criailleries. Le souffrirez-vous, mon fils ? Ne trouverez-vous pas le moyen de nous en délivrer ? Il ne manque plus ici, pour nous achever, que ce drôle de Timoléon. Ce Levrault, je le hais. Maudite soit l’heure où sa fille a franchi le seuil de notre porte ! S’il reste ici, je vous en avertis, je pars pour Frohsdorf.

— Ma mère, répondit Gaston, c’est vous qui l’avez voulu. M. Levrault ne fait qu’user du droit que vous lui avez accordé vous-même. Vous avez caressé, vous avez encouragé sa sottise quand il était riche ; le voilà ruiné, il est juste que vous la subissiez. Il s’asseoir aujourd’hui à notre table ; ne vous êtes-vous pas assise à la sienne ? Il prend notre château pour sa maison ; n’avez-vous pas pris son hôtel pour votre château ? Si quelqu’un oubliait les égards qui vous sont dus, je saurais le rappeler au respect ; mais j’entends à mon tour que la femme qui porte mon nom soit traitée ici sur le même pied que vous.