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d’elle, la rappelait bientôt au sentiment de la réalité. Pauvre comme devant, elle retournait vivre dans son petit castel, avec M. Levrault sur les bras : voilà où l’avait conduite l’habileté de ses manœuvres. Le moins triste et le moins consterné des quatre, le croira-t-on ? c’était M. Levrault. Il avait, en ces derniers temps, avalé tant de couleuvres, traversé tant de mauvais jours, des jours si tourmentés, qu’il n’aspirait plus qu’au repos. Il n’était pas ingrat envers la destinée, et s’estimait heureux de n’avoir laissé que ses écus dans la bagarre. La perte de sa fortune l’avait débarrassé de Timoléon, et le dispensait d’aller à Berlin déchirer les traités de 1815. La veille de son départ, il avait écrit an ministre des affaires étrangères pour lui annoncer qu’il renonçait à cette mission glorieuse. L’obscurité, la pauvreté, lui apparaissaient désormais comme un port. Il ne redoutait plus l’incendie, le meurtre ni le pillage ; le sort des envoyés français à Rastadt ne le glaçait plus d’épouvante ; il ne voyait plus, il n’entendait plus dans ses rêves le hideux ricanement de la tête de Charlemagne. Enfin, sa pensée se reportait avec complaisance sur la déconvenue de la marquise ; c’était là le côté plaisant de sa ruine. En observant son air grognon, sa mine renfrognée, il riait dans sa barbe et se frottait les mains, comme s’il se fût ruiné volontairement, tout exprès pour lui faire pièce et se venger sur elle des déceptions qu’il avait essuyées. La satisfaction d’avoir sauvé sa peau, le mouvement de la voiture qui l’emportait loin de la fournaise des révolutions, la perspective d’une vie tranquille, la figure de Mme de La Rochelandier, qui s’allongeait de plus en plus, avaient donné à l’esprit déjà si varié de M. Levrault un tour imprévu, tout-à-fait piquant. Jamais ce diable d’homme ne s’était senti en si belle humeur. Aux approches de Nantes, il avait dans toute sa personne quelque chose d’émoustillé, de guilleret et de goguenard qui acheva d’exaspérer la mère de Gaston.

— Eh bien ! mon aimable amie, disait-il en imitant les inflexions câlines que prenait autrefois la voix de la marquise sous les ombrages de la Trélade, nous touchons au terme de nos épreuves. Encore quelques heures, et nous découvrirons les tours du château Levrault ; c’est là que le bonheur nous attend. Je connais la simplicité de vos goûts ; vous n’aimez pas le monde, vous ne l’avez jamais aimé. Vous avez toujours recherché l’ombre et le silence, comme d’autres l’éclat et le bruit. Je sais tout ce qu’il vous a fallu d’abnégation et de dévouement pour renoncer à vos habitudes sédentaires ; soyez sûre que je n’oublierai de ma vie un si généreux sacrifice. Je m’applaudis de mon désastre, je bénis presque le coup qui m’a frappé, en songeant qu’il vous rend à votre vallée solitaire, à toutes les douces joies pour lesquelles vous êtes née. Ah ! mon amie, quelle existence enchantée nous allons mener tous ensemble dans le joli manoir que je dois à votre gracieuseté ! Vous ne