Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des lettres, et qu’elle ne consente jamais à se faire l’exécutrice testamentaire d’un corps politique.

Il y a quelque chose de douloureux et de consolant à la fois à observer les efforts de la société pour se distraire de ces sombres inquiétudes que vient raviver de temps à autre quelque nouvel épisode de nos malheurs et de nos folies. Cette lutte des instincts et des goûts de la civilisation contre les maux qui la menacent prouve une force intellectuelle qui, bien employée, peut prévaloir contre la barbarie envahissante ; mais en même temps elle attriste par le contraste de ces recréations élégances avec ces sujets permanens de trouble et d’angoisse. Cette pensée nous dominait l’autre soir à la Comédie-Française, où un public spirituel et choisi était convié à une de ces tentatives qui ont au moins le mérite de révéler des tendances sincèrement littéraires. On jouait le Carrosse, pièce extraite du Théâtre de Clara Gazul, et qui avait paru d’abord sous le titre du Carrosse du Saint-Sacrement. Remarquons, en passant, que lorsque le Théâtre-Français veut faire un pas sur cette route qui l’éloigne du genre faux et mesquin de la comédie moderne, il est obligé d’avoir recours a des œuvres écrites, il y a quinze ou vingt ans, par des hommes qui marquèrent alors leur place et qui ont su la garder. Ceci soit dit pour mémoire, et sans aucune intention maligne de décourager la génération nouvelle !

Quoi qu’il en soit, cette pièce du Carrosse, qu’on pourrait intituler aussi la Périchole, du nom de sa fantasque héroïne, est un canevas espagnol, brodé par une des mains les plus sûres et un des esprits les plus nets de ce temps-ci. Dès les premières scènes, on a pu reconnaître une vivacité de dialogue, une justesse de ton et d’allure qui n’a rien de commun avec les concetti et les à peu près des pâles successeurs de Marivaux. La scène principale, celle où la capricieuse et sémillante comédienne s’amuse à courroucer et à apaiser tour à tour l’amoureux vice-roi, de qui elle finit par obtenir plus encore qu’elle ne venait lui demander, est vraiment éblouissante, de verve, de saillie et d’entrain. C’est la vérité même prise sur le fait et transportée sur le théâtre par un homme qui ne donne rien au hasard, et dont l’art profond consiste à se cacher sans cesse derrière la réalité. Le dénouement du Carrosse est trop espagnol pour pouvoir nous plaire ; en Espagne, le mélange des joies profanes et des idées religieuses n’a rien qui froisse ou qui étonne. C’est le génie même de la nation qui respire tout entier dans ces brusques transitions du boudoir à l’église, des vives allures du plaisir aux austères rigueurs de la pénitence. En France, pays essentiellement logique et raisonneur, on ne peut admettre qu’une comédienne qui a commencé sa journée en dupant un vice-roi la termine en se prosternant au pied des autels, et en offrant au saint-sacrement un carrosse qu’elle a extorqué de la crédulité d’un vieux libertin. Ajoutons que la vue des vêtemens ecclésiastiques et des insignes du culte produit toujours sur notre théâtre, même lorsqu’on les entoure de respect, un fàcheux effet, dont nous ne saurions ni nous étonner, ni nous plaindre. Dans un pays sceptique, cette exhibition ressemble presque à un sacrilège ; dans un pays de foi, elle est encore un hommage.

Malgré un léger mécontentement causé par l’entrée en scène de l’évêque de Lima, le Carrosse a fait plaisir, et s’est joué au milieu d’éclats de rire que justifie