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marche par soubresauts, tantôt trop lente, tantôt trop rapide ; il y a des défauts inhérens à certains modes de publication, et dont les meilleurs esprits ne sauraient se garantir.

Peut-on parler du roman, de l’époque où il prospérait, des auteurs qui lui maintiennent encore un peu de son éclat et de son prestige, sans donner un souvenir et un regret à la mémoire d’un spirituel écrivain qui s’est éteint, il y a quelques jours, et dont la mort a été silencieuse, discrète, comme l’avait été sa vie ? M. Charles de Bernard n’était pas de ceux qui s’étudient à faire de leur personne une réclame à leurs ouvrages, on eût dit qu’il désirait qu’on parlât de ses ouvrages sans parler de lui. Il ne voulait réussir que par ses livres, et ses livres réussissaient à juste titre par des qualités aimables, une grande finesse d’aperçus, une observation délicate, rarement profonde ; mais toujours juste, un enjouement de bon goût, qui parfois laissait entrevoir, par de soudaines échappées, un fonds de désabusement et de tristesse. La Femme de quarante ans, le Paratonnerre ; le Pied d’argile, sont d’attrayans récits encore présens à la mémoire de bien des lecteurs, qui y reconnaissaient avec charme l’expérience mondaine au courant des faiblesses du cœur et des misères de la vie, les recueillant sans fiel et sans amertume ; et les encadrant dans d’agréables fictions, où l’intérêt et la grace ne font jamais défaut. Ce qui a manqué au talent de M. Charles de Bernard, c’est cet achèvement suprême, cette distinction de forme et de style sans laquelle il n’est pas d’œuvre durable. L’homme du monde, chez lui, dominait l’artiste. On peut croire aussi qu’il a cédé à ce sentiment de découragement et de lassitude dont sont atteints, dans les temps mauvais, les esprits justes et fins, qui n’ont pas en eux-mêmes une foi assez robuste pour s’isoler dans leur orgueil. M. de Bernard, nous le pensons, s’est volontairement amoindri, parce qu’il était trop spirituel et trop raisonnable pour se grandir démesurément : triste époque ; où ceux qui ne s’admirent pas se découragent !

Quelques semaines auparavant était mort un autre écrivain, fort spirituel aussi, et qui avait eu son temps de célébrité et d’influence littéraire, M. de Féletz. Celui-là laisse un fauteuil vide à l’Académie française,et déjà, en vue d’une élection prochaine, l’opinion désigne quelques noms parmi lesquels aura à choisir la docte assemblée. Ce qui a soutenu, dans ces derniers temps, à travers nos agitations et nos secousses, la dignité de l’Académie, c’est le tact parfait ; l’exquise mesure avec laquelle elle s’est placée en dehors des entraînemens, des préoccupations étrangères à sa pacifique mission. Saluer, en deux hommes d’élite, l’alliance des distinctions de la littérature et du monde, au moment même où ces distinctions semblaient près de se briser et de disparaître au contact des passions révolutionnaires, c’était faire acte de goût ; c’était se montrer digne, de contribuer pour sa part à cet ensemble de résistance, de réaction contre les, idées destructives, œuvre réparatrice et salutaire où les supériorités littéraires peuvent avoir leur place comme les supériorités politiques. Il nous semble qu’il. y aurait aujourd’hui quelque exagération à trop persister dans cette voie, et que les gens d’esprit doivent éviter l’exagération pour garder le droit de la reprocher à leurs adversaires. Il est bon que l’Académie conserve le caractère qui fait sa force et sa gloire, qu’elle reste avant tout le sanctuaire