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contre ces obstacles y trouve une salutaire épreuve d’où elle sort plus nette et plus, vive, à peu près comme l’image poétique, gênée par les difficultés de la rime ou de l’hémistiche, s’y précise et s’y illumine. L’émancipation, au contraire, la dispersion qu’elle amène, les excès qu’elle autorise, étouffent ce qui mériterait l’attention sous un amas de médiocrités qui la repoussent, compromettent le talent par le voisinage des vulgarités, et présentent à la curiosité du lecteur un tel pêle-mêle, que, ne pouvant plus s’y reconnaître, il prend le parti de ne plus rien lire.

C’est dans ces conditions défavorables que paraissent aujourd’hui les romans ; remarquons en outre que là aussi le niveau s’est abaissé, qu’en se reportant en souvenir vers les livres qui défrayaient, il y a quinze ans, les cabinets de lecture, on peut constater parmi ceux d’aujourd’hui une infériorité relative. Ce sont en général ou des histoires embrouillées et bizarres, en qui se reconnaît encore, altérée et grossie par une imitation lointaine, la poétique des Mystères de Paris et de Monte-Cristo ; ou des esquisses d’un monde bâtard, sans poésie et sans grace, encore et toujours la Bohême, avec ses mœurs suspectes, ses personnages équivoques, avec ses scènes de carnaval, d’orgie, de plaisir, de fantaisie et de misère, qui attirent peu la bonne compagnie et donnent une assez pauvre idée de la mauvaise. Décidément M. de Balzac, M. Dumas, M. Sue, valaient mieux que leurs successeurs, ou plutôt ils n’ont pas encore de successeurs, et il serait plus juste de dire qu’ils se succèdent et se survivent à eux-mêmes. C’est à peine si, dans cette foule d’œuvres incolores ou enluminées, l’on découvre de temps à autre un livre et un nom qui se recommande à une attentive sympathie, et encore on peut être sûr que ce nom et cette œuvre se rattachent au premier groupe des romanciers et des conteur. Il faut ranger dans ce nombre les derniers récits de Mme Reybaud : Clémentine, Félise, Hélène ; nous avons en grande estime le talent de Mme Reybaud, qui ne s’est jamais livré aux prodigalités énervantes où se sont gaspillées, de nos jours, tant de brillantes facultés. Peut-être ce talent manque-t-il un peu d’élévation et d’idéal ; mais il y a, dans les romans de Mme Reybaud, des qualités solides, sérieuses, attachantes, un sentiment très sincère de la nature, une habileté très réelle pour faire croître l’émotion à mesure que le récit avance, pour ménager jusqu’au bout la vérité des caractères, et fondre dans un harmonieux ensemble les personnages et les incidens avec le paysage où elle les place et l’époque où elle les fait vivre. Ces qualités, on les retrouve, bien qu’à des degrés différens ; dans Hélène, dans Félise, dans Clémentine surtout, qui nous paraît un des romans les plus remarquables de Mme Reybaud, et dont on a pu apprécier ici même l’intérêt saisissant et pathétique. Dans ces trois romans, l’action, d’abord un peu traînante, un peu embarrassée, se dégage bientôt des lenteurs du début ; il vient un moment où la curiosité s’éveille, où l’émotion commence à poindre, entremêlée d’un sentiment vague qui en augmente le charme ; dès ce moment, le lecteur est conquis, et le romancier sait le fixer ou l’attendrir jusqu’à la dernière page. Dans Hélène pourtant, quelques parties gardent l’empreinte d’une précipitation que nous n’avions pas encore aperçue dans les précédens ouvrages de l’auteur, le caractère de l’héroïne, intéressant d’abord et bien posé, perd, dans les derniers chapitres, un peu de sa précision et de sa grace. L’action