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Après 1830, il y eut quelque ralentissement dans le groupe poétique et novateur qui avait jeté tant d’éclat sur les dernières années de la restauration ; mais le roman eut alors une phase d’épanouissement magnifique, de floraison soudaine et prospère, où se révélaient mille dons heureux d’imagination et de style, et où, malgré les premiers symptômes d’une fécondité inquiétante, l’excès et l’abus ne se trahissaient pas encore. Puis vint la seconde phase du roman, cette famille de conteurs qui s’adressa à une curiosité frivole ou maladive plutôt qu’au bon sens et au bon goût. Ces conteurs sont aujourd’hui plus célèbres et plus populaires qu’ils ne l’étaient alors ; il semblerait que la circulation de leurs ouvrages devrait être plus générale, que le nombre de leurs lecteurs devrait s’être, accru, et pourtant les indications statistiques donnent un résultat tout contraire.

Qu’on nous permette de citer ici quelques chiffres : les écrivains, dont les livres se tiraient à deux mille exemplaires, M. Dumas, par exemple, et Mme Sand, ne sont plus, tirés qu’à mille ou même à sept cents. M. Eugène Sue est tombé de quinze cents à sept cents, excepté lorsqu’il s’adresse aux passions coupables que flattent et surexcitent ses romans socialistes. En général, les auteurs qui se sont le moins prodigués sont aussi ceux pour qui le tirage est resté à peu près le même. Une pensée politique, bonne ou mauvaise, change immédiatement cette proportion ; en ce moment, les Mystères du Peuple se tirent, dit-on, à dix mille exemplaires, et récemment Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques s’est tiré à treize mille in-18 et à cinq mille in-8o illustré, ce qui laisse encore un léger avantage au bon livre sur le mauvais. Ce qu’on peut dire, c’est que les ouvrages de pure imagination, ceux dont l’intérêt romanesque n’est relevé par aucun mérite d’actualité, ont perdu, de 1842 à 1850, environ moitié du débit qu’ils trouvaient de 1830 à 1842. Plusieurs même des célébrités du roman moderne ne trouvent plus d’éditeur. L’imagination contemporaine expie, par un commencement d’abandon et de déchéance, ses entraînemens déplorables où l’a poussée, dans un temps meilleur, une prospérité factice. Elle avait fait descendre les lois immortelles de l’art aux conditions matérielles du métier ; elle s’était fait gloire d’improviser, sans lassitude et sans fin, ces gigantesques épopées, où des aventures, toujours nouvelles et toujours les mêmes, s’enchevêtraient en cent façons, tour à tour suspendues, reprises, déroulées à travers d’interminables chapitres, pâture à peine suffisante pour la curiosité mondaine. Le jour est venu où cette curiosité s’est lassée, par l’excès même de ce qu’on entreprenait pour elle, où elle a refusé de s’intéresser à ces tours de force de l’impromptu en vingt volumes, et où il a fallu, pour l’éveiller et la tenir en haleine, mêler aux fictions des enseignemens révolutionnaires propres à passionner les lecteurs turbulens, ou des protestations satiriques qui satisfîssent de justes rancunes. Oui, les livres, comme les théâtres, rencontrent d’infaillibles chances de souffrance et de ruine dans cette production exagérée, dans cette diffusion funeste lui est un des caractères et un des fléaux de notre époque. L’émancipation intellectuelle et littéraire, lors qu’elle arrive à cette conséquence extrême, est plus fâcheuse que l’oppression, car celle-ci n’arrête que pour un temps l’essor de la pensée ; parfois même elle la retrempe et la fortifie par les entraves qu’elle lui impose, et l’idée qui lutte