Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ces instincts religieux et politiques sont plus profonds qu’ils ne le paraissent au premier aspect. Écoutez les écrivains de ce pays ; feuilletez par exemple les écrits publiés pour la justification de cette révolution de Bucharest, qui a donné lieu à l’entrée des Russes en Turquie. Comme cette révolution s’est accomplie en haine du protectorat russe, ces écrits sont remplis de plaintes amères, de récriminations et d’invectives contre la Russie et le tzar. Ces cris douloureux que la Pologne a poussés en tombant, ces appels de désespoir qu’elle n’a pas cessé d’adresser à l’Europe, sont aujourd’hui le langage quotidien des populations protégées par le czarisme. Le système de la conquête a suscité comme de nouvelles Polognes sur les deux rives du Danube. Là encore le czarisme a manqué ce moyen terme auquel une plus grande modération l’eût conduit. En se tenant avec plus de désintéressement dans la limite du droit de garantie, il était à la fois civilisateur et conservateur ; il aidait au développement des races chrétiennes de la Turquie et en même temps il les contenait, par son influence, dans la voie des progrès pacifiques. En essayant, au contraire, de transformer le protectorat en domination absolue, il a provoqué une réaction violente ; il a donné lieu, il y a quelques années, a la révolution de Belgrade, qui a renversé la dynastie de Milosch, plus récemment à celles d’Iassy et de Bucharest, qui ont amené la chute de Stourdza et de Bilbesco ; enfin il a poussé une partie de la jeunesse de ces contrées à s’associer de fait et d’espérance à l’insurrection de Hongrie ; et, pour peu que la situation de ces émigrés se prolonge, qui sait si nous ne les verrons pas, comme l’émigration polonaise, devenir, par découragement, de malheureux champions de la cause révolutionnaire en Europe ? Voilà où peut aboutir fatalement au dehors la politique conquérante du czarisme.


III

Avec ce prodigieux respect des masses pour le pouvoir souverain, avec ces dispositions profondément religieuses qui se retrouvent jusque chez ses sectaires, la Russie est en mesure de fournir à l’Europe de grands exemples de sentimens oubliés ou méconnus dans l’Occident ; mais elle ne pourrait conserver dans leur pureté ces précieux dons de la nature et de l’histoire, si le mysticisme et le radicalisme dont nous avons signalé l’existence continuaient à se développer dans son sein ou à côté d’elle. Qu’elle sache en prévenir le progrès, et elle sera long-temps assez puissante dans ses principes de conservation pour rendre des services précieux à la cause des sociétés européennes. Or, comment peut-elle accomplir cette tâche, qui serait vraiment digne d’une grande ambition ? Par un ajournement raisonné et définitif de ses pensées de conquête, par une politique résolûment modérée qui laisse aux autres