Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même que l’on ne saurait point ce que sont les rancunes du vieux moscovitisme, et combien elles laissent encore deviner par momens de vivacité. Il est des esprits prévenus contre la nation russe, qui se refusent à reconnaître le progrès accompli dans les sentimens de la jeune noblesse d’à présent. Dans le double trajet de l’armée à travers la Pologne avant et depuis la guerre de Hongrie, la plupart des familles polonaises qui ont dû recevoir des officiers russes ont été frappées de cette liberté de langage qui s’escrimait avec aisance aux dépens du pouvoir. Quelques-uns l’ont prise pour une sorte de dérision, d’autres pour une pure politesse, d’autres encore pour une affectation et une mode sans conséquence. Ne serait-ce point plutôt un symptôme de l’esprit public qui se réveille ? Aussi bien la noblesse russe, si rudement dépouillée de ses privilèges par les premiers des Romanoffs, n’avait-elle pas reçu de Catherine une impulsion toute philosophique, au point même d’être voltairienne, et le pieux Alexandre ne lui avait-il pas inspiré des pensées d’un libéralisme un peu mystique, mais réel ? Ne lui avait-il pas laissé croire qu’avec le progrès du temps, la Russie se verrait dotée, des mêmes institutions parlementaires que les traités accordaient à la Pologne ? Les hommes de la génération de l’empereur actuel ont suivi le mouvement de résistance auquel il a spontanément obéi en présence des événemens européens de 1830. Des esprits élevés sous l’influence du règne de Catherine et qui avaient été libéraux avec Alexandre, émus des conséquences que la révolution de Pologne pouvait avoir pour le pays, ont reculé des confins de l’idée d’aristocratie constitutionnelle jusqu’au régime du czarisme absolu. C’est le sort de tout mouvement excessif en un sens, de donner lieu à un retour en sens opposé, et la jeune noblesse d’à présent suit l’impulsion naturelle de ce retour. Elle voit l’Europe entière, la Prusse et l’Autriche elle-même, en possession de lois constitutionnelles qui, dans ces deux pays comme en Angleterre, assurent une large part d’action à la classe aristocratique. Toutes les idées avec lesquelles elle s’est trouvée en contact dans l’Occident, en Angleterre, en Allemagne, jusque dans la récente guerre de Hongrie, enfin les bruits qui lui arrivent par-dessus les frontières russes de tous les points de l’Occident, de la Suède jusqu’aux bouches du Danube, agissent nécessairement sur son esprit ; et quand même la générosité innée du sang slave ne serait pas une garantie des sentimens de cette jeune noblesse, les idées modernes l’assiégent et la sollicitent de telle façon, qu’il est difficile de la supposer sourde et indifférente. Le danger pour le czarisme est précisément de méconnaître et de blesser ces velléités remarquables de la génération moderne. Voici, en effet, ce qui résulterait de cette politique : c’est qu’il se rencontrerait des impatiens et des casse-cou pour prendre les devans.

Sans ranger M. Tourguneff dans cette dernière catégorie, nous ne