donc la préoccupation permanente du gouvernement russe. Comment y réussir, sinon en s’emparant de tous les attributs moraux de la souveraineté et en recherchant incessamment de nouvelles occasions de paraître grand ? Il est curieux de, voir jusqu’à quel degré cette politique a porté le respect dont la majeure portion du pays entoure aujourd’hui la souveraineté. M. Mickiewicz en a tracé le tableau, en essayant d’en définir l’esprit. « L’idée fondamentale de la souveraineté russe, dit l’écrivain polonais, est essentiellement différente de celle sur lesquelles sont basées les royautés européennes. Le tzar ne gouverne pas en vertu du droit qui lui est conféré par le sacre ; il ne règne pas en vertu de son titre d’empereur ; le sacre, les titres, même les droits légitimes de succession au trône n’entrent absolument pour rien dans le poids de son autorité souveraine. Le peuple connaît à peine le titre d’empereur ; un paysan, un soldat russe n’emploie presque jamais ce titre pour désigner son souverain. Dans la conversation, dans le langage familier, on l’appelle seulement gasudar, c’est-à-dire grand juge… Jamais un consul ou un tribun romain n’a traité un chef militaire de ses ennemis comme son égal en dignité. D’après les mêmes idées, le peuple russe serait très scandalisé si son empereur s’avisait d’avouer publiquement qu’il n’est que l’égal d’un empereur ou d’un roi… Suivant, les mystiques, Dieu passe son éternité à sonder les abîmes de sa toute-puissance, dont il ignore lui-même les principes et les limites. Il en est de même de l’empereur de Russie. »
Ne l’oublions point, ce respect de la multitude s’adresse bien plus à l’idée de la souveraineté qu’à la personne du tzar, et par cela même chaque souverain est obligé à des efforts en quelque sorte gigantesques pour remplir l’idéal que ses sujets portent ainsi dans leur vive imagination. Les tzars ont cru trouver dans la fusion en leur personne du pouvoir religieux avec le pouvoir politique et militaire la solution de cette difficulté. On sait comment, depuis Pierre-le-Grand et surtout depuis quelques années, la famille du souverain a peu à peu envahi toutes les cérémonies religieuses, où il est beaucoup plus souvent question du souverain et des princes que du Christ et des saints. Bornons-nous à constater que le gouvernement, convaincu de la faiblesse de son administration civile, cherche la force qui lui manque dans le concours et l’action d’un clergé soumis et docile. Sans cesse attentif à flatter et à favoriser l’église orthodoxe aux dépens de toutes les autres communions de l’empire, il augmente le nombre des prêtres grecs bien au-delà des besoins de la population. Autant de prêtres, autant d’instrumens zélés dont il tient le dévouement en haleine en leur donnant à croire qu’il pourra un jour leur distribuer des places lucratives dans toute l’Europe. Qu’ils prient et qu’ils persévèrent dans leur docilité aux vœux du chef de l’église ; la miséricorde de Dieu se fera bientôt