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en Alava ; la constitution ne reconnaissait ni nobles, ni marquis, ni ducs : en revanche, personne n’était roturier. Pour faire partie des assemblées délibérantes, pour prendre part à l’administration, il fallait seulement être etcheco-yauna, c’est-à-dire maître de maison, et cette qualité, attachée à la possession du sol, se transmettait avec lui. Un étranger, quelque infime que fût sa naissance, en achetant la terre, acquérait ce titre, et pouvait prendre ceux de noble, de gentilhomme, de hidalgo, que les Basques ne considéraient que comme des équivalens du premier. L’etcheco-yauna ne jouissait d’ailleurs d’aucun privilège[1]. Toutes les professions étaient regardées comme également dignes d’estime, aucune d’elles n’entraînait l’idée de dérogation. On comprend quelle égalité profonde devait résulter de ces principes entre tous les citoyens. Aussi, à Saint-Sébastien même, lorsque l’ayuntamiento donnait un bal on ne faisait aucune invitation spéciale ; on se contenait d’afficher dans la ville : — Il y a bal ce soir, — et allait danser qui voulait. Aujourd’hui encore il reste de nombreuses traces de ces mœurs patriarcales. Sans doute elles s’effacent à mesure que les Basques se mêlent davantage aux populations oisives ; sans doute ici, comme ailleurs, la vanité des uns, la jalousie des autres, tendent à établir des distinctions sociales de plus en plus tranchées : Cependant, aux réunions de chant, aux soirées dansantes des dimanches et jours de fête, j’ai vu réunis des nobles titrés, des négocians et jusqu’à des personnes qui, chez nous, seraient à peine au-dessus des artisans. Des marquis, des comtes, figuraient à la même contredanse avec des tailleurs ou des marchands quincailliers, et ce rapprochement paraissait tout simple.

Les fueros basques, sérieusement exposés à périr par la guerre de don Carlos, ont échappé à ce danger, grace à la convention de Bergara et à la prudence du gouvernement espagnol. Ils n’ont subi que deux atteintes fort légères en réalité. Les carabineros, qui font le service de la gendarmerie, ont été installés dans les trois provinces, et les douanes ont été portées aux frontières de France[2]. Sous ce rapport même,

  1. Histoire des Cantabres. Cette égalité générale ne subissait qu’une seule exception. Quelques maisons dites infanzomes donnaient à leur propriétaire une place distinguée dans certaines églises, et le droit de carillonnement en cas de décès ; mais il est à remarquer que ces maisons, conservées avec beaucoup de soin et d’orgueil dans les mêmes familles, sont presque toutes restées entre les mains de simples cultivateurs, qu’on appelle en France de simples paysans.
  2. Depuis que la ligne de douanes a été transportée des bords de l’Èbre aux Pyrénées, il s’est manifesté dans le pays basque espagnol, et surtout en Guipuzcoa, un mouvement bien fait pour nous intéresser. La France joue ici un rôle qu’on est généralement peu porté à lui attribuer : celui d’initiatrice en matière de négoce et d’industrie. Les maisons de Bayonne se sont transportées à Saint-Sébastien. Par leur activité, elles ont révolutionné complètement, au grand avantage des consommateurs, le commerce des denrées coloniales, en multipliant leurs opérations, en ne faisant sur chacune d’elles que le tiers ou le quart du bénéfice accoutumé. L’industrie manufacturière, trouvant dans la population même des ouvriers nombreux, actifs et intelligens, s’est développée avec une rapidité remarquable, et là encore c’est la France seule, pour ainsi dire, qui a donné l’impulsion et la direction. On en jugera par le tableau suivant, dressé d’après des notés que m’a fournies un des membres les plus distingués de cette colonie française sur la nature et l’origine des principales manufactures établies de 1842 à 1847.
    Nom de la ville Nature des industries Origines des capitaux Direction Observations
    Tolosa Fabrique de papiers Espagnols et Français Française Cette manufacture est très considérable, puisqu’elle peut produire par jour jusqu’à 1,070 kilogr. De papier de toute qualité. Tous les contre-maîtres et principaux ouvriers sont Français.
    Id Fabrique de draps Espagnols et Français Française C’est peut-être un des plus beaux établissemens de ce genre. La laine entre brute dans les usines et en sort convertie en étoffes remarquables par leurs qualités
    Id Fonderie de fer Français Française
    Irun Fabrique de papiers Français Française
    Id. Filature de cotons et de laines Français et Espagnols Française
    Id. Fabrique de bonneterie Français et Espagnols Française Il est à remarquer que les Anglais ne sont pour rien dans ce mouvement industriel, et que partout, pour ainsi dire, les ouvriers contre-maîtres, ces véritables initiateurs de l’industrie pratique, sont exclusivement Français.
    Hernani Fabrique de bougies et d’allumettes chimiques Français Française
    Renteria Fabrique de fil de lin Français Française
    Saint-Sébastien Fabrique de papiers peints Français Française
    Passages Corderie pour les navires Espagnols et Français Française